BIENNALE DE CASABLANCA RÉCITS DU BORD DE L’EAU ENTRETIEN AVEC CHRISTINE EYENE, DIRECTRICE ARTISTIQUE DE LA BIENNALE

Héla Ammar, À fleur de peau - Body Talks, 2018 Courtesy de l’artiste

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La 4e édition de la Biennale internationale de Casablanca s’ouvre le 27 octobre dans divers lieux de la capitale économique. La curatrice franco-camerounaise Christine Eyene, qui a été co-commissaire de la Biennale de Dakar en 2012, a voulu arrimer le wagon de cette jeune biennale а une réflexion plus large sur les flux migratoires, les notions de centre et de périphérie. Elle s’explique sur les choix artistiques d’un événement qui voit au-delа du continent africain. 

 

Propos recueillis par Houda Outarahout

 

 

Quelle signature avez-vous souhaité donner а cette nouvelle édition de la Biennale de Casablanca ?
Ma première démarche a été de comprendre le fonctionnement de la biennale et d’en saisir les objectifs. Auparavant, la biennale était exclusivement le volet monstratif de la Résidence Ifitry, créée par Mostapha Romli (également fondateur de la Biennale de Casablanca, ndlr) dans la région d’Essaouira. Cette résidence s’accompagne du Centre d’art contemporain d’Essaouira qui lui fait face et qui abrite une importante collection d’art contemporain. L’objectif de Mostapha Romli était de partager cette collection avec le public marocain, à Casablanca. Ce que j’apporte cette année est un focus thématique, qui a guidé la sélection des œuvres, plutôt que l’inverse. J’ai aussi choisi d’avoir moins d’artistes que les années précédentes pour me concentrer sur le dialogue avec les artistes et leur donner, dans la mesure du possible, plus d’espace. Je m’intéresse aussi à la réflexion et au processus créatifs, donc la biennale est pensée à la fois comme un espace de monstration, de réflexion et d’expérimentation. 

 

Qu’est-ce qui fait de cet événement culturel une véritable biennale d’art contemporain ?
C’est une question intéressante. Toutes les biennales sont différentes. La Biennale de Dakar est une vraie biennale, cependant pourrions-nous vraiment la comparer, en échelle, à celle de Venise ? Laquelle des deux est la plus vraie ? « Biennal » fait référence à une périodicité. En théorie, les organisateurs disposent d’au moins deux ans pour développer et livrer leur projet. Cette marge de temps permet donc en principe d’exprimer un statement project, c’est-à-dire un projet qui à la fois affirme la pratique du ou de la commissaire, tout en donnant à voir les enjeux actuels de l’art contemporain, les tendances à venir, voire en remettant en question l’histoire de l’art, à travers l’œuvre des artistes participants. La Biennale internationale de Casablanca est une biennale en vertu de ce calendrier et de son échelle. Le plus important pour moi est qu’elle propose un thème qui a soulevé non seulement l’intérêt des artistes, mais aussi celui de collègues commissaires et directeurs de centres d’art internationaux, qui viendront à Casablanca pour visiter les expositions et découvrir la scène artistique marocaine. En fin de compte, une biennale est une plateforme professionnelle internationale, un lieu de rencontre entre les artistes et les professionnels du milieu. Mon souhait le plus cher est de voir d’autres opportunités et collaborations bénéfiques aux artistes naître de cet événement.

 

Les biennales ont depuis quelques années investi le champ artistique marocain et africain. Quel rôle ont- elles concrètement joué et qu’apportent-elles de plus а la sphère artistique africaine ? 

Je n’ai aucun doute sur l’importance des grands rendez-vous artistiques, que ce soit en Afrique où ailleurs. La première biennale que j’ai visitée était la Biennale de Johannesburg en 1997. J’étais encore étudiante. J’ai continué de suivre la 

scène artistique africaine. En vingt ans, le nombre d’artistes émergents dont j’ai vu la carrière se développer le prouve. Tout cela est dû au travail de la génération de curateurs qui précède la mienne. Les biennales en Afrique sont essentiellement des rendez-vous pour que nous nous rencontrions sur le continent. Et puis je pense que nos biennales s’inscrivent dans les pratiques artistiques contemporaines. Elles répondent aussi à notre besoin de créer nos « centres » au lieu d’être en marge des biennales de l’Occident, et par la même occasion d’expérimenter des formats qui conviennent à nos contextes. Par 

exemple, l’idée de Simon Njami de développer des master classes pour la Biennale de Kampala, au lieu d’expositions, est super intéressante. 

 

Cette année, la Biennale de Casablanca a opté pour le thème des « Récits des Bords de l’eau » : quelles réflexions se cachent derrière ce choix ?
Le plus simple est de parler d’Ibn Battuta, l’explorateur marocain du XIVe siècle. La première fois que j’ai entendu parler de lui, c’était à l’université à Paris, en cours d’histoire de l’Afrique médiévale. Nous étions deux étudiants africains et pour nous, découvrir des sources historiques médié
vales écrites par des Africains avait beaucoup d’importance, d’autant qu’à l’époque on lisait encore des absurdités du genre que l’Afrique n’avait pas contribué à l’Histoire. De 1332 à 1347, Ibn Battuta a entrepris un voyage du Maroc jusqu'en Chine. Lorsque la rhétorique du contrôle des frontières, face à la vague de migrants et réfugiés, et les discours islamophobes ont commencé à prendre corps à travers des
mesures et lois violant un certain nombre de droits humains – je pense par exemple à la manière dont ont été traités les réfugiés de Calais, ou même à tout ce qui a mené au muslim ban aux États-Unis –, la figure d’Ibn Battuta m’est tout de suite venue à l’esprit. Un musulman, savant, voyageant à travers le monde et contribuant aux savoirs de l’humanité. Reprendre Ibn Battuta, c’est aussi replacer le Maroc dans ce récit du voyage et questionner sa position actuelle en tant que passerelle et gardienne des frontières de l’Europe. 

 

Article à retrouver intégralement dans le numéro 45 de Diptyk, bientôt en kiosque

 

Boule suspendue, 1930-1931, plâtre, métal peint et ficelle, 60,6 x 35,6 x 36,1 cm
Tirage photographique sur aluminium, 63 x 86 cm