[EDITO #64] L’artisanat, puissante matrice de l’art contemporain

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Le modèle de l’artiste isolé dans son atelier, jonglant avec les concepts depuis son laptop, est peut-être déjà relégué dans les archives des années 2010. Les artistes sont sortis de la solitude de leur studio. Ils battent la campagne et parcourent les déserts. Ils remettent leur corps en mouvement et à l’échelle du territoire. Ils veulent redécouvrir les matériaux et se mettre au rythme bucolique des saisons. Ils prêtent l’œil et l’oreille au monde artisan et disent vouloir retrouver l’usage de leurs mains.

 
Recherche textile, œuvres céramiques, poterie, bois peint, ateliers botaniques… On a d’abord cru à un phénomène isolé, mais au moment où se travaillait le contenu de ce numéro d’été, une véritable lame de fond a fait émerger ce nouveau continent de l’art contemporain. Cette renaissance de l’art dans la matrice artisanale et collaborative est le sujet de l’important dossier confié à l’anthropologue Corinne Cauvin.
 

L’exploration de ces nouvelles pratiques s’engage à l’autre bout de l’Afrique, à Madagascar, avec l’inauguration de la Fondation H et une exposition étrangement titrée « Bientôt je vous tisse tous ». Véritable parcours initiatique, les tissages fous de l’artiste malgache Madame Zo repoussent les limites de ce que l’art peut ou doit être, brouille la frontière entre artisanat et art, anéantissant toute idée de séparation érigée par la société et l’histoire entre ces disciplines. C’est justement à Madagascar, où elle était en résidence, qu’Amina Agueznay nous dévoile les modalités du lien qu’elle entretient avec ses tisseuses. « Elle réfléchit avec la maalma à ce qu’elles pourraient envisager pour cette trame en train d’être tissée. Ce n’est pas encore une œuvre, c’est de la matière à la fabrique. Il y a des silences dans ces moments de formation, on entend les gestes, le peigne sur la laine, les frottements des outils, les cliquetis des aiguilles ou du crochet. Amina en est la cheffe d’orchestre. Un regard, un geste de la main et l’autre a compris, corrige bientôt d’elle-même », raconte l’architecte et anthropologue Salima Naji dans le portrait qu’elle fait de l’artiste.
 
Quel est le sens profond de ces reconnexions ? C’est en plein cœur des Cornouailles, dans la ville côtière de St Ives, que l’on entrevoit un début de réponse. À la Tate, l’exposition « The Casablanca Art School, Platforms and patterns for a post-colonial avant-garde 1962-1987 » montre le fameux tapis berbère qui fit la couverture de la Revue Maghreb Art. « C’est le moment où Flint et Melehi vont déclarer la vertu moderniste de ces objets, à la façon des photos que prend dans les années 1930 Walker Evans des masques africains au MoMA, dans une frontalité proche d’une nouvelle objectivité. Dans ces formes et motifs, se reflètent aussi Kandinsky et Klee, alors même que ces artistes ne les connaissaient pas », commente le curateur Morad Montazami. Plus abstraite, plus conceptuelle, la référence à l’artisanat était différente. Elle avait pour objectif aussi de trouver la voie d’un art moderne marocain décolonial.
Invariante est la puissance matricielle et silencieuse de l’artisanat.
 

Meryem Sebti
Directrice de la publication et de la rédaction