[EDITO #66] À quoi sert la critique d’art au Maroc ?

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« Pourquoi ne délivrez-vous que des bulletins positifs de la santé de l’art contempo- rain ? » C’est à cette question, qui nous est souvent adressée sous forme de critique – parfois violente ou insidieuse – que nous avons décidé de répondre dans ce numéro de fin d’année. Quinze ans d’existence nous a semblé être un âge assez mûr pour le faire avec légitimité. Après 65 numéros à chroniquer toutes les expositions, suivre les artistes dans tous les lieux d’art du Maroc, voir incuber les plus jeunes aux beaux-arts, les écouter penser dans les programmes émergents, écrire souvent leur premier texte,

accompagner ceux qui exposent à l’étranger, alimenter le dialogue avec la diaspora, avec l’histoire de l’art marocain… il nous a paru légitime de nous mettre en scène dans une discussion sur la critique d’art.

Avons-nous une critique d’art au Maroc ? À quoi sert-elle ? Avec la présidente de l’AICA Maroc, Nadia Sabri, nous avons évoqué les figures tutélaires, Abdelkebir Khatibi, Edmond Amran El Maleh ou Toni Maraini, et constaté que les auteurs de la génération suivante, comme Moulim El Aroussi ou Farid Zahi, avaient produit une critique plus philosophique et esthétique. On s’est demandé si, dans un écosystème aussi resserré et fragile, consanguin parfois, il pouvait exister un espace critique.

Se pourrait-il que l’on contribue à diffuser un écran opaque devant des œuvres qui ne demandent qu’à délivrer leur sens à travers leur évidence plas- tique ? Des œuvres qui attendent d’entrer en communication avec un œil, un esprit, une culture et une mémoire, bref un être humain qui regarde.

Peut-être devrions-nous ajouter à cet arsenal de textes savants, pro- duits au chevet de l’art de notre temps et de notre pays, presque au service de l’art in progress, une autre veine critique, à l’image des textes

du XIXe ou de la critique cinéma ou culinaire d’aujourd’hui. Du texte libre, à chaud, livré à l’issue d’une visite masquée, sans jamais consulter ni l’artiste, ni le curateur, sans jamais lire le texte de présentation. Un texte extérieur au microcosme, un texte subjectif, qui trace librement une ligne sensible entre ce que l’on voit, ce que l’on a vu ailleurs et ce que l’on sait.

Comme l’écrit Bruno Nassim Aboudrar dans sa chronique : « Ces récits m’in- téressent, mais ce ne sont pas eux qui m’attachent à ces images. J’ai beau savoir, leur témoi- gnage social, leur misérabilisme, au fond, ne me parlent pas. Peut-être parce que leurs voix se perdent dans le concert des malheurs du monde. Ces images, presque malgré moi, je les appréhende à partir d’un substrat qui leur est étranger, je le sais, mais qui me permet d’entrer en relation avec elles. » Peut-être devrions-nous faire de la critique comme le facétieux critique américain Jerry Saltz : « On my own, I will say what I see. Fine if you desagree »… Et pourquoi pas ?

Meryem Sebti