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Afrofuturisme: space is the place !

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Comment imaginer l’avenir lorsqu’on a été, des siècles durant, écarté de la marche du monde ? Les artistes afrofuturistes s’emparent de l’univers de la science-fiction pour prendre pleinement part à l’écriture de futurs désirables. De Sun Ra à Kapwani Kiwanga, l’afrofuturisme est aussi une arme que les artistes s’approprient pour bousculer les stéréotypes qui collent au continent africain.

Kidnappé sur Saturne par des extraterrestres à l’âge de 22 ans. Délirant ? Pas pour Sun Ra. « Space is the Place ! », clame en 1972 le musicien américain, aujourd’hui considéré comme le père de l’afrofuturisme. Génial et déjanté, Sun Ra invente un univers fictif parallèle, l’Omniverse Arkestra, et se fait prophète de temps meilleurs pour sa communauté – qui arriveront non pas sur Terre mais sur Mars, dit-il, où le peuple noir est invité, à terme, à migrer. Il n’en fallait pas plus : la contre-culture afrofuturiste était née. Entre l’Antiquité et le quatrième millénaire, entre l’Afrique et l’espace galactique, les pharaons et les extra-terrestres, l’afrofuturisme est une faille spatio-temporelle qui désigne moins un mouvement artistique à proprement parler qu’un recueil de motifs et d’imaginaires qui se déploient dès les années 1950 dans la musique et la littérature, mais aussi dans le cinéma et les arts visuels.

Les premières créations « afrofuturistes » – qu’on ne désignera comme telles qu’à partir des années 1990 – remontent à cette période d’effervescence où la conquête de l’espace enfièvre les grandes puissances et les premières indépendances africaines dessinent de nouveaux possibles. Ce n’est sûrement pas par hasard qu’émergent alors de nouvelles narrations, de nouvelles formes et unions, portées par des voix et des plumes en quête d’émancipation. « L’afrofuturisme est la réimagination du soi au-delà des limites imposées par la société, tant dans l’art que dans la vie », explique l’écrivain d’origine ghanéenne Kodwo Eshun.

Au-delà des innovations musicales que les artistes afrofuturistes impriment au jazz et au funk de l’époque, au-delà même des gimmicks visuels qu’ils créent à travers leurs clips ou leurs pochettes d’albums, c’est aussi une manière inédite de s’organiser qu’ils promeuvent, en tant que créateurs noirs, dignes et fiers. Sun Ra crée, en 1955, son label El Saturn Records avec lequel il façonne son propre espace de diffusion. Derrière l’étendard de l’afrofuturisme, il y a un appel à sortir des assignations auxquelles la communauté noire américaine reste cantonnée. Exit la figure de l’opprimé, du marginal et du rejeté, l’univers de la science-fiction est le lieu où affirmer sa singularité et redevenir maître de son histoire et de son image.

Couvertures d'albums de Sun Ra.

Ménager des espaces de libertés

Les étoiles, mais aussi les profondeurs sous-marines et la mythologie égyptienne apparaissent aux Afro-Américains comme des refuges ou des échappatoires, des espaces encore largement inexplorés, depuis lesquels repenser les rapports de domination pour les subvertir, en leur substituant d’autres mythes. « Le peuple noir a besoin d’une mythocratie, pas d’une démocratie », affirme encore Sun Ra avec un goût calculé pour la provocation. Celle-ci passera par la musique autant que par les romans de science-fiction d’Octavia Butler, Steve Barnes, Samuel R. Delany et de Charles Saunders. Apparition d’étrangers venus d’un autre monde, conflits nés de leurs rencontres avec des peuples natifs, oppressions, discriminations : ce que le genre de la science-fiction autorise et imagine – cette altérité inquiétante qu’incarne la figure de l’extraterrestre, par exemple – les Afro-Américains le vivent dans une société américaine qui les rejette à la marge.

« Est-ce qu’une communauté dont le passé a délibérément été effacé […] peut imaginer de possibles futurs ? » En 1994, Mark Dery énonce l’apparente difficulté dans laquelle se trouve la communauté afro-américaine. Depuis New York, le chercheur observe toutefois des pratiques et des chemins empruntés par les artistes pour écrire, coûte que coûte, lesdits possibles futurs. Les stratégies sont multiples pour pallier le manque. Elles passent par des reconfigurations géographiques et historiques, qui redonnent à l’Égypte antique – considérée comme l’un des berceaux de la civilisation occidentale – ses origines africaines. Dans sa toile Untitled (History of the Black People), Jean-Michel Basquiat mêle dieux égyptiens et masques noubas suggérant, dans la lignée du penseur sénégalais Cheich Anta Diop, que l’Égypte ancienne était une civilisation noire. D’autres, comme le scénariste Stan Lee, créent des alter ego et des alter pays (T’Challa et le Wakanda de Black Panther).

Cristina de Middel, série The Afronauts, 2013, 100 x 100 cm, tirage jet d’encre sur papier coton. © Cristina de Middel

L’afronaute, archétype d’une utopie africaine

Du continent américain, l’afrofuturisme s’étend bientôt au reste du monde. Au lendemain des indépendances, un monde multipolaire émerge. Reste à construire une nouvelle ère où les pays du Sud prendront pleinement leur place dans le concert des nations. Dans l’imaginaire collectif, le personnage archétypal de l’afronaute s’impose et devient le symbole de ces aspirations. La figure se transforme en motif iconographique incontournable pour de nombreux artistes. En elle se cristallise le renversement : le peuple conquis devient conquérant. Mais la conquête sera douce et ne visera pas ici à asservir. Elle a valeur de rappel : le XXIe siècle sera africain ou ne sera pas ! Dans son installation Space Walk, Yinka Shonibare habille deux astronautes de combinaisons en wax. En choisissant ce tissu ambigu, introduit par les Hollandais sur le continent avant que les Africains ne se l’approprient et n’en fassent un de leurs biens culturels, l’artiste britannico- nigérian évoque la conquête coloniale mais ne s’y appesantit pas. Ici, il tend surtout à suggérer que l’avenir ne se dessinera pas sans le continent africain, qui devrait représenter 40 % de la population mondiale à l’horizon 2100. La conquête de l’espace, semble-t-il nous dire, ne sera plus forcément occidentale. Cet affranchissement voulu vis-à-vis du regard eurocentré se retrouve dans la série Afronauts de Cristina de Middel, qui réactive une histoire méconnue et invisibilisée dans les grands récits d’exploration, celle du programme spatial zambien initié en 1964 par le professeur Edward Makuka Nkoloso, qui rêvait d’envoyer dix astronautes africains sur Mars. Le gouvernement ne donnera pas suite à cette belle utopie qui va pourtant durablement installer le mythe de l’afronaute.

Car dans les arts visuels, cette figure s’impose comme un motif pictural récurrent que l’on retrouve chez des peintres kinois comme Chéri Samba, J.P. Mika ou Pierre Bodo. Ce personnage d’astronaute permet aussi à ces peintres de renouveler une imagerie alors véhiculée par l’Atelier du Hangar et dominée par la représentation de la nature et de sa faune. Kinshasa devient le noyau d’une pratique afrofuturiste où des performeurs amateurs créent des exosquelettes tout en rebuts informatiques, donnant vie à des êtres hybrides à mi-chemin entre la créature monstrueuse et le cyborg. Il y a dans ces créations « le fantasme infantile de se transformer en robots », explique le photographe Stephan Gladieu qui les a longuement photographiés dans sa série Homo detritus. Une démarche qui dénonce l’obsolescence programmée de nos objets technologiques et le problème – bien palpable, lui – des déchets électroniques exportés par les pays occidentaux en Afrique. La mégalopole kinoise, tentaculaire, favorise l’émergence d’un imaginaire futuriste. Dans ses cités miniatures tout en matériaux recyclés, Bodys Isek Kingelez prend le contrepied du chaos urbain de Kinshasa pour rêver de cités harmonieuses et fonctionnelles. La dimension utopique présente dans ces maquettes ouvre une brèche dans le réel pour mieux en souligner les insuffisances.

Stephan Gladieu, série Homo detritus, 2020-2021. « L’homme scaphandre », artiste : Lohaka 10 Bureau, quartier Selembao à Kinshasa, RDC. © Stephan Gladieu

Réévaluer le passé du continent

« Qui contrôle le passé, contrôle le présent. Qui contrôle le présent, contrôle le futur », scandait le Parti tout-puissant dans le roman 1984 de George Orwell. L’afrofuturisme a fait sienne la formule. Certains artistes usent du répertoire afrofuturiste moins pour imaginer des futurs désirables que pour réévaluer le passé du continent africain. Reprendre la main sur les récits historiques longtemps édictés par le colonisateur consiste, pour certains afrofuturistes, à imaginer des archives, des images et des témoignages fictifs excavés par les hommes du futur. Une odyssée spéculative qui leur permet de mieux souligner l’aberration des discours portés par l’ancien oppresseur. Cette distorsion a été opérée par l’artiste Kapwani Kiwanga en 2011 dans le cadre de sa trilogie Afrogalactica.

Avec ses Manuscrits de l’espace profond, déployés et activés lors des conférences-performances, l’artiste canadienne campe le rôle d’une « anthropologue galactique de l’an 2278 ». À grand renfort de présentations Powerpoint minutieuses, de citations fantasques et de démonstrations précisément sourcées, l’artiste-chercheuse revisite le passé colonial pour en dénoncer les mécanismes de domination et les idéologies racistes. Citant les théories eurocentristes déployées depuis le XVIIIe siècle pour nier tout « génie africain », elle leur oppose, avec un sens de la dérision ravageur, une fiction plus extravagante encore : celle d’un contact antémillénaire entre les populations africaines et intergalactiques, qui seraient régulièrement entrées en dialogue en franchissant les « portes des étoiles » du « complexe Terre-Étoile » qu’elle s’attache à décrire. En donnant forme à ce récit fantaisiste, Kiwanga souligne par l’absurde la vacuité du narratif pseudo-anthropologique entretenu par les puissances impérialistes qui allait jusqu’à contester toute origine africaine aux arts d’Afrique. La cité médiévale du Grand Zimbabwe bâtie par les Bantous entre le XIe et XVe siècle, et à laquelle a été consciemment attribuée une fausse origine phénicienne ou indienne, est à ce titre un exemple criant, rappelle Kiwanga.

Alun Be, Leap into Faith, série Edification, 2017, tirage pigmentaire sur Papier FineArt, 80 x 120 cm. © Alun Be, Courtesy LouiSimone Guirandou Gallery

Nouveau terrain de jeu

Aujourd’hui, l’afrofuturisme ne recouvre plus les mêmes réalités qu’à ses débuts. C’est « une avant-garde intellectuelle, artistique et anticapitaliste devenue un concept un peu fourre-tout », estime la commissaire d’exposition Oulimata Gueye. Avec le succès planétaire du film Marvel Black Panther : Wakanda forever, le concept revient sur le devant de la scène mais devient paradoxalement mainstream. Peut-être plus important, l’afrofuturisme a essaimé sous d’autres formes et dans d’autres géographies (futurisme arabe). Il inspire une nouvelle génération d’artistes pour qui sa puissance subversive sert de nouvelles causes, plus en prise avec les problématiques du XXIe siècle. Comme lorsque l’artiste tunisienne Aïcha Snoussi déterre et dissèque les artéfacts des Tchech, un peuple fictif disparu qu’elle a créé de toutes pièces pour mettre à nu les mécanismes d’exclusion dont sont victimes les communautés queer.

La science-fiction dans l’art a de beaux jours devant elle, a fortiori lorsque le réel, marqué par le réchauffement climatique ou les progrès vertigineux dans le domaine de l’intelligence artificielle, ouvre un nouveau terrain de jeu où imaginer de nouvelles utopies… ou dystopies.

Horya Makhlouf et Emmanuelle Outtier

Visuel en Une : Yinka Shonibare, Space walk, 2002, figures en fibre de verre, coton imprimé par cire, contreplaqué, vinyle, plastique, acier. Astronautes : 212 x 63 x 56 cm chacun ; vaisseau spatial : longueur 370 cm, diamètre 153 cm. © Art Basel.
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