Abdelkader Benali : « La maison de mon enfance était un musée dans son genre »

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Rencontre avec l’écrivain maroco-néerlandais Abdelkader Benali qui se fait curateur le temps de l’exposition « The Other Story ». Accueillie au Cobra Museum d’Amsterdam, elle retrace 70 ans d’art moderne et contemporain marocain, créant une nécessaire conversation entre les cultures, dans un monde désorienté.

« J’ai réalisé, en préparant cette exposition, que la maison de mon enfance était aussi un musée dans son genre, raconte Abdelkader Benali dans un éclat de rire. L’art moderne marocain montrait en partie ma vie ! » On sent l’enthousiasme de l’écrivain maroco-néerlandais, qui s’est vu confier le commissariat de « The Other Story » au Cobra Museum d’Amsterdam, première exposition de grande envergure consacrée aux modernes marocains. Abdelkader Benali, chantre de la décolonisation de la pensée, y propose une déambulation nourrie de ses observations, pour raconter l’histoire de l’art marocain de l’Indépendance à nos jours à travers une centaine d’œuvres. Il y fait dialoguer des œuvres incontournables de pionniers – dont des Chaïbia ou Gharbaoui – et témoigne de l’effervescence de la scène émergente.

Sarah Amrani, Oujda Series #1, 2019. Courtesy de l’artiste

Passionné d’art et grand collectionneur, Abdelkader Benali a voulu montrer comment les modernes marocains se sont réapproprié les codes de la modernité occidentale. « Ils ont en quelque sorte modernisé l’art moderne », s’amuse l’écrivain, rappelant qu’« ils ont également très tôt cherché à créer une relation profonde avec les arts traditionnels et avec leur environnement ». Un environnement qui, tout en étant familier à l’auteur, n’en reste pas moins méconnu, lointain. « Cette autre histoire se doit d’être racontée au public néerlandais, autant qu’aux Marocains d’ici [des Pays-Bas, ndlr], cet autre Maroc loin des images de cartes postales doit être vu et montré », assène Abdelkader Benali.

Cette altérité l’obsède depuis la découverte en 2015 de l’exposition « Le Maroc contemporain » à l’Institut du monde arabe de Paris. « Une époustouflante bouffée d’oxygène ! » Il était là, dans les œuvres de Yto Barrada, de Belkahia, de Melehi et bien d’autres, « ce Maroc dont [il avait] tant entendu parler mais [qu’il] ne connaissai[t] pas ». La richesse et la diversité du patrimoine artistique marocain apportent ainsi leur pierre au complexe édifice de réconciliation et de reconstruction de l’histoire. Un dialogue s’entame entre les visiteurs qui reconnaissent dans les œuvres accrochées une « mémoire perdue », y perçoivent une « connexion émotionnelle, voire spirituelle », et ceux qui en apprécient la dimension esthétique, explique le curateur.

Lalla Essaydi, Harem revisited #45, 2013. Courtesy Edwynn Houk Gallery, New York

L’art pour mieux comprendre

Abdelkader Benali souhaite toutefois que cette histoire soit contextualisée, « afin d’emmener le visiteur dans cette aventure intime entre artiste et sujet ». Et d’ajouter : « C’est pourquoi nous montrons les œuvres dans le contexte qui les a inspirées : céramiques, tapis des tribus amazighes, tatouages, calligraphie, musique et architecture dont les formes sont devenues un langage formel qui laisse des échos dans l’œuvre des immortels tels que Melehi, Belkahia et Cherkaoui. » Un sillage dans lequel s’inscrivent également les contemporains tels « Mounir Fatmi et Faouzi Laatiris, qui abordent ces influences avec une ouverture d’esprit, une imagination débordante, et transfèrent ce monde retrouvé dans le white cube, en optant pour des approches sardoniques ou ludiques afin d’évoquer les inégalités sociales et les sentiments d’iniquité ».

Hassan Hajjaj, Imaan in Da Shop, 2021. Courtesy de l’artiste, Imaan Hammam et Vanity Fair

La présence de la jeune scène face aux pionniers apporte un éclairage singulier sur la réalité marocaine contemporaine. Les clichés de Fatima-Zahra Serri entrent en résonance avec les oeuvres d’Amina Rezki ou les odalisques de Lalla Essaydi pour en appeler aux notions de représentativité des corps, questionner les libertés individuelles, le choc entre les valeurs modernes et traditionnelles… Les clichés de Khalil Nemmaoui ou de Daoud Oulad Sayed plongent dans le Maroc de la ruralité tandis que M’barek Bouhchichi interpelle le visiteur sur la « condition des Noirs au Maroc » et par là même questionne la narration nationale.

Abdelkader Benali accorde également une place particulière à la prolifique École du Nord, région dont il est lui-même originaire, et l’associe aux œuvres d’artistes issus de la diaspora. Nour-Eddine Jarram interroge ainsi la notion de la perception d’une identité multiculturelle vue de l’autre rive de la Méditerranée, à travers des galeries de portraits de ses proches récoltés sur Facebook, retravaillés à l’aquarelle, puis publiés à nouveau sur les réseaux sociaux, quand Wafae Ahalouch explore des symboles plus enfouis, invoque la baraka et la figure de Chaïbia comme pour restituer cette filiation entre les pionniers et les influences du mouvement CoBra, d’une part, et reconstruire ces passerelles entre l’Afrique et l’Europe, d’autre part. Pour Abdelkader Benali, « le Maroc a plus que jamais besoin de l’art pour mieux comprendre sa réalité, l’hybridité de sa société, ses quêtes de libertés individuelles, etc. Les travaux montrés dégagent une force et une énergie folles qui semblent dire “je suis le seul maître à bord” » en dépit de tous les écueils de la société.

Bouchaïb Maoual, Scène urbaine (bas), 1990, gravure, 80 x 230 cm. Collection Fondation nationale des musées

Prophètes des bouleversements à venir

Cette exposition porte également en elle l’ADN d’un monde en quête de nouveaux repères. « Nous avons senti une curiosité singulière pour ce projet aux Pays-Bas », affirme le curateur, au terme de deux années de préparation. Bien qu’il reconnaisse bénéficier d’un intérêt croissant pour les « modernités du Sud », il n’en est pas moins « choqué par notre faculté à conserver et nourrir un regard eurocentré ». « J’ai l’intime conviction que c’est désormais au Maroc, au Sénégal, au Ghana, en Turquie, etc., que les pratiques artistiques sont les plus intéressantes », s’exclame l’écrivain.

Les artistes de cette « nouvelle vague » à la sensibilité accrue sont autant de « prophètes, annonciateurs des bouleversements sociétaux à venir. Il faut les écouter avec attention », signale Abdelkader Benali. « Si nous passons à côté de ce qu’il se passe, au Maroc notamment, nous risquons de rater ce qu’il pourrait se passer dans le monde », ajoute-t-il. Les polarités fluctuent plus que jamais dans un monde globalisé « qui ne dispose plus de centre précis ».

Khalil Nemmaoui, Sans titre #11, 2010, série La Maison de l’Arbre, 90 x 80 cm. Courtesy de l’artiste

Cette prise de position est fermement défendue par le curateur qui « veut mettre [ces oeuvres] sous les yeux des visiteurs », les intimant à les regarder avec acuité, comme pour sonder ces oracles des temps modernes et inviter les spectateurs dans la confidence. L’écrivain a pleinement conscience de la responsabilité qui lui incombe. Il sait également la chance et l’opportunité unique qui lui ont été offertes de mettre en place un tel événement, « qui n’aurait jamais vu le jour sans l’invitation du musée Cobra », précise-t-il. Il insiste sur la nécessité de cultiver des espaces dédiés à cette création, de nourrir cette sensibilité et ces réflexions qui poussent à décentrer le regard ; il invite les institutions culturelles à favoriser ces nouveaux réseaux et à créer de nouveaux dialogues.

Derrière cette véhémence se cache toutefois une grande humilité. « Comment ne pas l’être lorsque des artistes tels que Laatiris, Hajjaj, Binebine et j’en passe, non seulement m’accordent leur confiance, mais acceptent de prêter des oeuvres sans le moindre sourcillement » à un touche-à-tout, malgré tout « novice en curation », signale-t-il. La généreuse mobilisation des artistes du Maroc et de la diaspora, de nombreuses galeries marocaines et de musées – principalement la mise à disposition du fonds du Musée Mohammed VI, partenaire officiel de l’exposition – traduit l’importance de l’événement. Une convergence qui ressemble à un cri du cœur collectif dont l’écho résonne au-delà des frontières.

Houda Outarahout

« The Other Story », Cobra Museum, du 15 avril au 18 septembre 2022.