Abdellah El Hariri : l’École de Casablanca, c’était lui aussi

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Si les pages de l’histoire des modernes ont retenu Melehi, Belkahia, Chabâa ou Hamidi, c’est l’ensemble des protagonistes de cette avant-garde qui méritent notre attention. Rencontre avec Adbellah El Hariri, dont la discrétion ne doit pas éluder l’apport esthétique et conceptuel.

Abdellah El Hariri dit être resté longtemps hésitant face à l’imposant portail de l’École des beaux-arts de Casablanca. De l’extérieur, il établit une topographie rapide des lieux – « une grande villa, un grand jardin » – et décide que ça n’est pas pour lui. « Je ne me suis pas senti capable d’y entrer », raconte-t-il. Et, faute de maîtriser le français, « je me demandais comment j’allais pouvoir communiquer ». Il rebrousse chemin après cette première tentative. « À l’époque, la plupart des étudiants des Beaux-Arts étaient français, espagnols ou issus de la communauté judaïque marocaine », se remémore El Hariri. « Les parents marocains des classes populaires acceptaient rarement que leurs enfants fassent arts plastiques, surtout que la poste et la police recrutaient à tour de bras ». Son frère, pourtant, l’incite à y retourner, « et c’est grâce à lui que j’ai franchi le pas ». Il passe l’examen en arabe, puis finit par intégrer l’École des beaux-arts de Casablanca. Nous sommes en 1966. Il y restera trois ans.

Sous la direction de Farid Belkahia, l’école se restructure : exit le gros du contingent des enseignants français, intégration de Marocains, révision des contenus pédagogiques et des méthodes d’apprentissage. El Hariri y suit les enseignements de Mohamed Melehi, Mohamed Chabâa, Bert Flint, Toni Maraini, Jacques Azéma et Naima El Khatib-Boujibar. Il s’embarque avec le corps enseignant et estudiantin dans plusieurs excursions : à Tagoundaft, sous la direction du professeur d’histoire de l’art Bert Flint, pour étudier des plafonds et des boiseries peintes, ou encore à Jamaâ El Fna, pour la célèbre exposition de 1969.

Composition, 1973.

Abdellah El Hariri s’intègre et devient responsable d’atelier à l’école. Sous la supervision de Melehi, les étudiants s’activent dans la ville, travaillent sur des façades de drogueries, interviennent dans l’espace urbain. Mais c’est avec Mohamed Chabâa qu’El Hariri partage le plus. Alors qu’il souhaitait se rendre en France pour un stage en cinéma, Chabâa lui propose de rejoindre le cabinet d’architecture d’intérieur où il exerce alors, « pour une petite année », se souvient-il. Il y en passera plusieurs, s’y attelant à plusieurs projets, notamment la revue Souffles. « Durant cette période, le graphisme et la direction artistique de la revue étaient assurés par Chabâa, Ali Noury et moi. Vu que Chabâa était pris par d’autres missions, c’est Noury et moi qui en avions concrètement charge », relate El Hariri qui, rétrospectivement, pense que cette expérience l’a « accompagné dans la vie professionnelle. C’est là que j’ai vraiment appris le métier des arts graphiques. Vu que nos moyens financiers et techniques étaient limités, on était obligé d’innover. On ne pouvait pas, par exemple, imprimer d’affiches en couleurs. Ça coûtait les yeux de la tête et il fallait aller jusqu’en Espagne pour la quadrichromie. Alors on travaillait des aplats qu’on faisait passer en sérigraphie, on imprimait Souffles sur du papier coloré, entre autres. On a donc appris le métier en bricolant, en réfléchissant à des solutions pendant la création, car nous étions limités par les moyens d’exécution ».

En plus de collaborer à Souffles, El Hariri partage avec Chabâa un même intérêt pour la calligraphie arabe. « À l’école, tous les ateliers voulaient travailler sur les bijoux et la tapisserie. Du coup, ça a créé un effet d’entraînement. Pour ma part, c’était la calligraphie qui m’intéressait ». El Hariri et Chabâa s’occupent donc ensemble de la calligraphie, mais explorent également d’autres thèmes. « On travaillait parfois sur la couleur ou sur son absence, pour mieux se focaliser sur la force de la forme ; parfois sur des matériaux comme l’émail ou la céramique, ou sur des peintres Op-art comme Victor Vasarely. On touchait à tout. »

Composition, 1969, gouache sur carton, 58 x 53 cm.

L’oeuvre au noir

De la période qui a suivi le départ d’El Hariri des Beaux-arts, et donc sa prise d’autonomie, nous sont parvenues quelques oeuvres. Comme cette Composition de 1973 : un demi-cercle bleu sur fond noir, un faisceau arc-en-ciel, une flèche élancée vers un losange. L’abstraction d’El Hariri, d’inspiration hard-edge, porte encore fortement les marques de son appartenance à l’École de Casablanca : formes ondulatoires et morphologiques, pictogrammes, aplats de couleurs, vivacité de la palette chromatique, etc.

L’ambiguïté des motifs permet diverses associations. Le disque astral instaure une dimension cosmique, comme il peut insinuer la fécondation d’un noyau ovulaire, impression que renforce la flèche pointée en direction d’une échancrure stylisée en losange. Difficile de ne pas y voir un condensé des styles picturaux de ses professeurs, en premier lieu Chabâa et Melehi.

Sans titre, 1975, technique mixte sur papier, 20 x 22 cm.

Au début des années 1970, il s’envole pour Rome puis Paris. Il côtoie d’autres tendances, mais lui restent à l’esprit les expérimentations menées au Maroc, plus particulièrement celles sur le noir, qu’il s’attachera à poursuivre pendant son séjour.

À son retour au Maroc, il expose certains de ses travaux à la galerie L’Atelier, à Rabat, en 1976. Des compositions d’un minimalisme assuré, un usage mesuré de la couleur ; sur fond noir, des structures en grille forment l’unité première du système pictural de cette série d’oeuvres. Dans une composition de sa période romaine, datée de 1976, la grille se situe au centre, encadrée par une combinaison de trapèzes isocèles et de voûtes créant une impression de profondeur ou d’étagement. La parenté Op-art est manifeste, notamment par la répétition des formes dans des proportions décroissantes au fur et à mesure que le regard pénètre dans le centre du tableau.

D’autres travaux de la même année poussent plus loin l’exploration de la grille, sa déstructuration ou sa mise en relief, en procédant à sa « mise en abyme » dans des configurations diverses, comme espace unifié ou en cellules individuelles, en tant que surface plane ou en y introduisant des plis, des irrégularités, des protubérances et des cassures, qui instituent une tension entre ordre et chaos.

Composition, 1977, gouache sur papier, 50 x 65 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Delaporte.

Une réinvention permanente

« L’idée de la mise en œuvre des travaux noirs était présente dans l’esprit du jeune artiste plasticien quand il poursuivait ses études à l’École des beaux-arts à Casablanca. Il se souvient de comment ils travaillaient durant six mois uniquement sur le noir. C’était dans le but de s’apercevoir de la valeur esthétique, rythmique et équilibrée de cette couleur et de sa présence en tant que masse dans l’espace », écrira en 2016 Hassan Najmi pour le catalogue de l’exposition d’El Hariri à la Villa Delaporte (« L’oeuvre au noir », 2016) qui exhumait ses travaux de l’époque.

Si l’exposition de 2016 permettra de redécouvrir les oeuvres pour ce qu’elles étaient, celle de 1976 reçoit un accueil critique mitigé. Les démarches plastiques se nourrissent alors d’autres estuaires : Melehi avec ses ondes colorées, Chabâa ses disques et ses chevrons chromatiques, Belkahia ses peaux puis son cuivre. Partout, la couleur triomphe. À la suite de cette exposition, El Hariri délaissera peu à peu un pan de son langage plastique pour suivre d’autres directions. Il se rend ensuite à Łód, en Pologne, et durant les années 1980, explore autrement le signe.

Sans titre, 1980, technique mixte sur papier.

Bien plus tard, El Hariri abandonne peu à peu son ascèse des couleurs et sa discipline géométrique : des fragments de texte apparaissent et non plus seulement des lettres. La palette s’enrichit de couleurs moins franches, de même que le répertoire des formes. Dans certaines œuvres récentes, « le fragment d’écriture fonctionne comme une citation calligraphique et mémorielle. Sa teneur plastique, sa cursivité, l’alternance des pleins et des déliés créent du rythme », écrit Rachid Benlabbah dans le catalogue d’une exposition à la médiathèque de la Fondation de la Mosquée Hassan II (« Tajalliate », 2010).

L’énoncé calligraphique apparaît moins central. Il se manifeste en signes imbriqués, parfois incomplets ou effacés, dont l’exécution peut occasionnellement évoquer le graffiti. Les graphies dialoguent avec des fonds colorés qui renforcent leur présence par contraste ou font écran à leur lisibilité. Récemment, à l’occasion d’un duo avec Saïd Raji dont est née l’exposition « Moanassat » à la galerie Mine d’Art (2020), El Hariri a présenté le pan le plus récent de son aventure créative : la peinture est gestuelle, les tracés retenus ou véhéments, et les signes, quand ils sont présents, allusifs ou libérés de toute signification.

La trajectoire d’El Hariri, si elle illustre sa disposition à réinventer en permanence son style plastique, témoigne également d’une forte capacité de synthèse. De la peinture géométrique au minimalisme, pour finir avec des expressions gestuelles, avec la calligraphie en toile de fond permanente. Autant de transformations et de tournants plastiques embrassés par l’artiste au cours d’une carrière de plus de cinquante ans.

Reda Zaireg

Portrait en Une : crédit photo Yassine Toumi

Merci à Mouna Annasse Hassani et à la galerie Delaporte pour l’aimable autorisation de reproduction des images d’oeuvres de l’exposition « L’oeuvre au noir » de 2016.