Anuar Khalifi, soufi et funky !

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On avait adoré ses dessins décalés où la dérision le dispute au trash. Aujourd’hui, il hisse le genre du portrait à de nouveaux sommets et conquiert un public international séduit par l’universalité de son œuvre. Sa galerie dubaïote The Third Line lui consacre un second solo show du 6 avril au 18 mai.

« Anuar, c’est un traversant ! », résume Stéphanie Gaou, la libraire-galeriste de l’espace Les Insolites, la première à avoir eu le flair de l’exposer au Maroc. Né dans les environs de Barcelone en 1977 de parents marocains, Anuar Khalifi vit entre deux rives, aussi à l’aise dans les quartiers branchés de la capitale catalane que dans les ruelles sombres de la médina tangéroise où il revient régulièrement se ressourcer. Il est l’incarnation même du binational, moins tiraillé qu’on ne le pense entre deux cultures, mais chantre d’un multiculturalisme qui lui va comme une paire de babouches ou de claquettes- chaussettes !

Tanger, c’est peut-être là que sa carrière de peintre a commencé. À la mort de son père, il vient s’installer quelque temps auprès de sa mère et fréquente le petit milieu arty d’une ville à la réputation toujours sulfureuse. Il n’est pas rare de le voir déambuler avec ses amis Omar Mahfoudi ou Simohammed Fettaka, originaires aussi de la région et fêtards avertis. Stéphanie Gaou se souvient de leurs premiers échanges autour des dessins très parodiques que Khalifi réalise alors sans compter. « Il estimait que le public se sentirait heurté par son travail et ne comprendrait pas sa dimension critique », souligne la galeriste, qui lui offrira en 2011 sa première exposition « Fast Food ». Une installation de 150 portraits miniatures composant le titre même de l’exposition.

Du fast art où se dessinent les modèles de prédilection de l’artiste : avatars de super-héros marvéliens souvent cocaïnés, adolescents au visage masqué ou exhibant parfois un cocard, éternels adulescents emblématiques d’une génération Y qui ne veut pas grandir. Ils forment la trame du petit livre jaune qu’il publie en 2014, I’m sorry I was young and dumb, dont l’univers trash semble parfois tout droit sorti de South Park ! « Mon sens de l’humour est super complexe », s’amuse l’artiste, qui confesse n’avoir jamais pris au sérieux les illustrations auxquelles il se consacrait « plus de douze heures par jour », entre deux sets de DJ qui constitua longtemps l’activité principale de ce passionné de musique soul.

Dust Riders, 2018, acrylique sur toile, 125 x 98 cm. Courtesy de l’artiste et The Third Line (Dubaï)

Un temps, son support de prédilection sera de simples passeports qu’il se plaît à remplir de motifs où la dérision le dispute à la rêverie surréaliste. Véritable viatique des temps modernes, le passeport constitue sans doute la matrice d’un travail incessant de déconstruction et de reconstruction des stéréotypes qui façonnent les mentalités de part et d’autre de la Méditerranée. « Il se moque aussi bien de l’orientalisme que de l’occidentalisme », commente Stéphanie Gaou, évoquant « les images archétypales de ces jeunes Marocains qui rêvent d’Europe et de ces Marocains de l’étranger qui viennent ici en vacances. »

Après un passage éclair à la Yakin & Boaz Gallery de Casablanca en 2014 avec l’exposition « Désorienté », Khalifi rejoint les cimaises de la galerie Shart en 2018 avec « Dust, Roses & Cockroaches ». Son directeur Hassan Sefrioui souligne lui aussi les appartenances multiples de l’artiste, notamment « la peinture espagnole classique, qu’il déconstruit » en y introduisant ses propres motifs. Ses aplats de couleurs franches, parfois flashy, rappelant les intérieurs matissiens, semblent ainsi dominés par un principe d’association libre que ne renieraient pas les surréalistes. D’ailleurs quand on l’interroge sur ses maîtres, Khalifi admet que le peintre catalan Dalí est « la seule rockstar espagnole », mais qu’il se sent pourtant plus proche d’un Picasso ou d’un Goya « pour leur façon de montrer la réalité et de critiquer le monde ».

Smellfie, 2021, acrylique sur toile, 71 x 84 cm. Courtesy de l’artiste et The Third Line (Dubaï)

Moi aussi je suis peintre

Influencées par la peinture de chevalet occidentale et un orientalisme un brin parodique, ses peintures recèlent une symbolique qui « fait référence à la spiritualité, à l’amour, à la nature humaine, par opposition au pouvoir, à la puissance et à la richesse. Le récit a été inversé pour se concentrer sur les choses qui nous rassemblent beaucoup plus que sur celles qui nous séparent », commente Sunny Rahbar, directeur de la Third Line Gallery (Dubaï) qui le représente également depuis 2019.

C’est l’universalité de cette peinture subversive qui a élargi son aura internationale. « Je pense qu’Anuar renouvelle décidément le genre du portrait, soutient Sunny Rahbar. Normalement, les protagonistes des peintures des maîtres anciens étaient des hommes blancs en position de pouvoir ou de victoire. Dans les peintures d’Anuar, le protagoniste est généralement un jeune garçon d’origine africaine ou arabe qui apparaît dans une contemplation plus réfléchie et plus curieuse. » Comme dans Roses & Cockroaches, où un jeune homme désoeuvré, en survêt, pose alangui dans un salon typiquement marocain où les motifs de simples roses et de cafards inoffensifs cohabitent dans une atmosphère irréelle. Ce portrait emblématique fait aujourd’hui partie de la collection du MACAAL à Marrakech.

Désormais, seule la peinture accapare Anuar Khalifi. « Je suis un peintre classique marocain », répète-t-il à qui veut l’entendre, ajoutant se sentir fier « d’être Arabe et Africain à la fois ». Son style s’est affiné, quittant la parodie. Une certaine forme de mélancolie ou de nostalgie l’emporte sur l’esprit de dérision, qui ne s’absente pas pour autant des tableaux. Petit à petit, l’art du portrait se fait plus sensible, l’artiste n’hésitant pas à représenter ses propres parents ou à se mettre en scène lui-même dans un autoportrait récent intitulé ironiquement Smellfie. S’il prenait à ses débuts quelque plaisir à griffonner à la va-vite des portraits, Anuar Khalifi s’installe à présent dans une temporalité plus longue, laissant le temps au temps : « Achever un tableau peut me prendre parfois plus d’un mois. En règle générale, je passe plus de temps à nettoyer mes pinceaux qu’à peindre ! Mais je ne réalise jamais de croquis car tout cela serait trop calculé. S’il m’arrive d’en faire un, cela m’ennuie car je connais par avance le résultat. »

Maqam negus, 2021, acrylique sur toile, 195 x 167 cm. Courtesy de l’artiste et The Third Line (Dubaï)

Incarnation parfaite d’un sage moderne

Sans doute la peinture est-elle devenue avec le temps une affaire aussi de filiation et d’héritage, comme le soulignent les références à son histoire familiale et à l’histoire du Maroc. Dans Palimpseste, Anuar Khalifi reproduit une photographie célèbre montrant le roi Hassan II et la reine Élisabeth II d’Angleterre manger avec les doigts un plat traditionnel marocain, à côté d’une immense jarre bleue au dessin onirique représentant le cimetière dans lequel son père est enterré. L’artiste a mûri sans doute. Mais comme le souligne Stéphanie Gaou, « il a aussi compris comment fonctionnent les lois du marché et le monde des galeries ». Il y a quelque
chose d’un Prince ou d’un David Bowie dans cette capacité innée à toujours capter l’air du temps, avec l’esprit de sérénité intérieure que lui confère aussi le soufisme dont il est adepte. Si la référence à cette spiritualité n’est pas explicite de prime abord, Hassan Sefrioui la perçoit néanmoins dans « des touches de latence qui font penser à un temps suspendu que l’on retrouve dans l’élévation propre à la mystique soufie ».

De fait, qu’ils montent à cheval, se délassent sur une plage en écoutant la radio ou contemplent sous un ciel crépusculaire un bouquet de fleurs déposé sur une patera de fortune, les personnages mis en scène par Khalifi semblent toujours incarner l’attente d’une élévation qui ne vient pas. « Les choses les plus importantes restent invisibles », explique-t-il. Et d’ajouter en enfant assagi : « Tu dois toujours te souvenir d’où tu viens et être connecté au présent. Le futur est incertain. » Incarnation parfaite d’un sage moderne ayant réussi à domestiquer l’absurdité et le sentiment de vacuité de son époque. Soufi et toujours funky !

Olivier Rachet