Arts d’Islam, une catégorie ambigüe

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Le point commun entre une broderie du XIIe siècle et une photo pop de Hassan Hajjaj? Elles entrent toutes deux dans la catégorie «art musulman», dont le Musée Mohammed VI montre un bel éventail avec l’exposition «Trésors de l’Islam». L’occasion d’interroger cette notion qui recouvre sous la même bannière une grande diversité d’époques, de courants et d’usages.

L’exposition « Trésors de l’Islam en Afrique : de Tombouctou à Zanzibar », qu’initient l’Académie du Royaume et l’Institut du monde arabe, présente quelque 250 œuvres patrimoniales et contemporaines issues de diverses collections publiques et privées, africaines et internationales. Leur mise en ordre procède d’un dispositif qui allie une approche géoculturelle et un large usage de la catégorie « arts de l’Islam » ou « art musulman » ; conception amplement expérimentée par l’IMA dans la constitution et la médiatisation de ses collections.

Cependant, la réponse muséographique qu’implique un tel dispositif finit par fondre les œuvres d’arts anciennes, modernes et contemporaines de l’aire musulmane dans une sorte de totalité floue, une continuité culturelle extraterritoriale et anhistorique. Posée comme catégorie évidente, la notion « arts de l’Islam » amène ainsi à inscrire dans des homogénéités et des constances supposées, de larges spectres d’arts visuels très diversifiés : les œuvres d’art princier, les objets relevant des arts populaires, les pièces aux significations et usages religieux, celles d’ethnographie ou les créations d’art contemporain.

Fer de lance mahdiste, Soudan, vers 1880-1890, fer gravé et incrusté collection Durling

Montrer un islam pacifique

L’impact du contexte géopolitique mondial et surtout régional aura, sans doute, joué dans le choix d’un tel dispositif. L’exposition intervient en effet dans une conjoncture géopolitique africaine marquée par l’embrasement de l’ensemble de l’arc sahélien, devenu, depuis des années, le champ de rebellions armées dont les formes d’action ont muté, le millénarisme islamiste et la violence djihadiste s’étant substitués aux vieilles revendications sociopolitiques régionalistes.

Face à un tel défi, le Maroc, à l’instar d’autres États de la région, tente de mobiliser, à l’intérieur comme au niveau régional, les ressources religieuses et culturelles dont il dispose pour lutter contre les nouvelles formes de contestation politique qu’incarne le radicalisme islamiste. Aussi l’exposition « Trésors de l’Islam en Afrique » fait-elle appel aux moyens du savoir, de l’art et de la pédagogie pour déployer un dispositif narratif susceptible de donner à voir le caractère pacifique de la diffusion de l’islam en Afrique subsaharienne, la richesse des expressions artistiques qu’il a engendrées, tout en faisant connaître de vastes territoires et une longue histoire animée par d’intenses échanges humains, commerciaux et culturels. Tâche devenue d’autant plus urgente que la médiatisation de l’islam n’a cessé de l’essentialiser en le réduisant à une religion réfractaire à la modernité et génératrice de violence.

Najia Mehadji, Gnawa Soul, 2015, acrylique sur toile Musée de l'Institut du monde arabe, donation Claude Lemand

Cependant, le contexte ne doit pas occulter le questionnement nécessaire de concepts surplombants et ambigus comme « arts de l’Islam » ou « arts musulmans » qui enferment les œuvres et leurs créateurs dans des identités étroites et les empêchent ainsi de dialoguer avec les expressions artistiques des autres aires culturelles.

Sur quoi se fonde cette relation entre les deux termes « arts » et « islam » et que signifie-t-elle ? Comment peut-on, longtemps après l’émergence des États-nations modernes dans l’ensemble de l’aire musulmane et la constitution en leur sein de champs de l’art moderne et contemporain, continuer à parler d’un « art islamique » et à assigner les œuvres des artistes contemporains à une sorte de continuité historique et esthétique avec l’héritage artistique de l’islam classique ?

Fragment de tiraz, Dongola, Soudan, XIIe siècle, textile brodé d’or Archives de PCMA, Université de Varsovie

«La personnalité de l’art musulman»

Dans l’ouverture de l’une des meilleures introductions à l’art en terre d’islam parue en 1946, Georges Marçais n’a pas hésité à célébrer « la personnalité de l’art musulman ». Celle-ci serait, à ses yeux, tellement évidente que toute personne ayant un minimum de culture artistique pourrait l’identifier d’un simple coup d’œil. Il lui suffit pour cela de s’adonner à un exercice de comparaison qui consiste à feuiller une collection de photographies d’œuvres issues de diverses traditions artistiques, pour identifier automatiquement celles appartenant à l’art musulman. Pour Marçais comme pour d’autres historiens de l’art dans les contextes islamiques, l’évidence de la catégorie «art musulman » se manifeste d’emblée à travers l’unicité des divers objets et œuvres d’art produits en terre d’islam. Il y aurait ainsi, par-delà les époques historiques, la diversité des formes et les différences géographiques, ethniques et culturelles, une somme de « caractéristiques communes » qui distingueraient les « arts d’Islam » de ceux des autres aires culturelles.

À présent, on est en droit de reconnaître qu’excepté les travaux sur ce qu’Oleg Grabar appelle le « mode ornemental », l’état embryonnaire du champ d’étude des arts produits en terre d’islam est encore loin d’atteindre un niveau similaire à celui des autres branches de l’histoire de l’art. Aucune enquête historiographique d’envergure n’est venue confirmer l’hypothèse de l’unicité du monde de l’art en terre d’islam. Et à défaut d’une réponse scientifique, on s’est contenté jusque-là d’explications essentialistes de type religieux établissant une sorte de lien déterminant entre les formes visuelles, l’éthique et l’ordre socioreligieux induits par la révélation coranique.

Maimouna Guerresi, Orange and Yellow Minaret, 2012, impression lambda, 200 x 54 cm © Maimouna Guerresi, Courtesy (S)ITOR

Une création occidentale

Une chose est historiquement certaine : l’étude des arts dans les contextes musulmans est une création occidentale. C’est en 1893 que s’est tenue à Paris l’une des premières grandes expositions consacrées à ce qui est appelé désormais l’« art musulman ». Une appellation que Georges Marye, commissaire de l’exposition et conservateur au musée des Beaux-Arts d’Alger, justifie ainsi : est art musulman, selon lui, tout art produit dans les pays « soumis à la loi de l’islamisme ». Est-ce un hasard qu’en même temps se crée à Paris la Société des peintres orientalistes, et que des arabisants et des militaires français procèdent à des enquêtes en Algérie sur les lois indigènes en vigueur, ce qui aboutira peu de temps après à l’invention de la fameuse catégorie « droit musulman » !

Au XXe siècle, le concept gagne en érudition et acquiert une certaine place dans les grands musées nationaux, qui se dotent progressivement de départements dédiés aux œuvres artistiques provenant des pays musulmans. Quant à l’après-11 septembre 2001, il a intensifié l’intérêt pour des « arts de l’Islam », qui se voient désormais investis massivement pour améliorer l’image de l’islam, pour les uns, et la lutte contre l’islamophobie, pour les autres.

Coran, Mauritanie, XVIIIe siècle collection Constant Hamès © Photo Cateloy - IMA

À l’ambiguïté de la catégorie « art de l’Islam » ou « arts musulmans », s’est ajoutée, au cours des trois dernières décennies, celle d’une autre notion non moins problématique : celle de l’« art contemporain islamique ». Elle s’est traduite par l’intégration des œuvres des artistes contemporains dans les départements dédiés aux arts et civilisation islamiques des grands musées ou dans les expositions généralistes consacrées aux arts de l’Islam, voire à des expositions dédiées principalement aux œuvres d’art contemporain islamique.

Les travaux de Monia Abdellah sur cette question montrent bien la violence symbolique inhérente à cette approche. Les procédés de déshistoricisation appliqués aux créations des artistes liés aux pays musulmans par la naissance ou par une ascendance musulmane, sont les mêmes que ceux présidant à la construction de la catégorie générale « arts musulmans ».

Moataz Nasr, The Dome, 2011, installation avec bois, cristal, lumière. Courtesy Sindika Dokolo Collection

Sous prétexte de répondre à un contexte géopolitique et culturel marqué par la tension mondiale provoquée par le radicalisme islamiste, à la nécessité de créer les conditions et les espaces de « dialogue » entre les civilisations musulmane et occidentale, ainsi qu’à la demande de plus en plus grande des publics occidentaux d’une meilleure connaissance de l’islam, les promoteurs du label « art contemporain islamique » inventent une sorte de permanence de l’art islamique. Aussi la moindre lettre arabe, le simple motif géométrique ou autre signe culturel se référant aux univers symboliques islamiques, sont-ils interprétés comme la preuve de l’ancrage de l’œuvre contemporaine dans le terreau identitaire islamique.

Le fait que de nombreux artistes dits musulmans vivent en Occident, participent aux expériences esthétiques modernes les plus audacieuses, n’empêchent pas leurs œuvres d’être exposées régulièrement au milieu d’artefacts et d’objets ethniques ou artisanaux. C’est par de tels procédés qu’une catégorie aussi anachronique que l’« art contemporain islamique » exclut de l’aventure moderne de nombreux artistes issus des pays musulmans pour les assigner à l’immuable fonction de gardiens d’une tradition imaginaire.

Mohamed-Sghir Janjar

«Trésors de l’Islam en Afrique: de Tombouctou à Zanzibar», Musée Mohammed VI, Rabat, jusqu’au 25 janvier 2020.