Redécouvrir toutes les modernités arabes avec Brahim Alaoui

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Dans son dernier livre, l’historien de l’art et commissaire d’exposition Brahim Alaoui revient sur l’effervescence de la scène artistique arabe, des débuts émancipateurs de la Nahda aux enjeux actuels de la critique postcoloniale. Une histoire d’affranchissements et d’impasses diverses racontée à travers 50 portraits d’artistes qu’il a côtoyés.

Vous montrez dans votre ouvrage l’importance du contexte géopolitique sur l’essor de l’art moderne et contemporain arabe. Serait-on passé d’un art d’émancipation à un instrument de soft power ?

J’ai essayé de montrer que l’invention des modernités artistiques arabes est inhérente aux changements sociaux, économiques, politiques et théologiques en marche depuis le début du xxe siècle dans le monde arabe. J’ai relaté l’histoire de ces modernités à travers trois foyers de création régionaux : l’Égypte durant la Nahda dans la première moitié du XXe siècle, le Machrek panarabe à partir des années 1950 et le Maghreb postcolonial dès les années 1960.

Au tournant du XXIe siècle, on observe deux dynamiques culturelles qui s’opèrent dans cette région. D’une part, l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes, qui s’est émancipée des voies classiques de la représentation, explore de nouveaux médiums et prend une part active à la dynamique globale d’interaction artistique pour rendre compte des enjeux culturels et sociaux de notre époque. D’autre part, l’avènement des États arabes du Golfe sur l’échiquier artistique qui, en accueillant des grandes maisons de vente aux enchères internationales et en édifiant des infrastructures muséales à forte visibilité internationale, sont devenus le réceptacle du marché de l’art du monde arabe et plus largement du Moyen-Orient et de sa diffusion. Le positionnement stratégique de ces États s’inscrit principalement dans une politique de soft power telle que l’a définie le géopolitologue américain Joseph Nye en 1990, soit « l’habileté à séduire et à attirer », en l’occurrence pour les pays du Golfe à atteindre le public international.

Les puissances occidentales en profitent largement en leur vendant équipements, marques et expertises. Seulement, un soft power durable et crédible requiert une participation active et une libre expression des artistes, des intellectuels et de la société civile. Ce n’est pas le cas dans ces pays aux valeurs étriquées et peu enclins à accepter la pensée critique. D’ailleurs, de nombreux artistes contemporains arabes qui n’adhèrent pas à leur modèle y sont censurés ou bannis de leurs institutions ou manifestations.

Ramsès Younan, Sans titre, 1939, huile sur toile, 46,5 x 36,5 cm. Collection Shaikh Hassan Al-Thani, Doha.

Quel rôle ont joué, selon vous, les artistes des différentes diasporas dans notre compréhension des modernités du monde arabe ?

L’histoire des modernités arabes ne peut se concevoir sans les apports essentiels de ces diasporas qui, stimulées dans leur exil par leurs confrontations aux avant-gardes occidentales, ont contribué à la renaissance culturelle arabe. Des peintres pionniers égyptiens tels que Georges Sabbagh, qui s’installe à Paris en 1906, suivi par Mahmoud Mokhtar en 1911 et Mohamed Naghi en 1918, s’y sont familiarisés avec l’art moderne avant leur retour en Égypte dans les années 1930, pour y édifier leur modernité en adéquation avec les aspirations de la Nahda.

Dans les années d’après-guerre, plusieurs jeunes artistes maghrébins, qui accomplissent à leur tour leur formation dans la capitale française, ont intégré la Nouvelle École de Paris et y apportent leur contribution individuelle, en sondant leurs racines culturelles et en explorant une esthétique de synthèse moderne entre les arts de l’Orient et de l’Occident, à l’instar du célèbre Ahmed Cherkaoui. Dans les années 1980, Paris abritait un nombre important d’intellectuels arabes. Réfugiés, opposants politiques, journalistes, écrivains et artistes exilés y exerçaient leurs activités culturelles et artistiques, faisant de Paris une ville relais, une sorte de « capitale arabe » de la culture.

Les artistes modernes de la diaspora à Paris – les plus célèbres d’entre eux sont Shafic Abboud et Abdallah Benanteur –, exposaient régulièrement dans des galeries parisiennes depuis les années 1950. D’autres sont arrivés à Paris dans les années 1970, comme l’Égyptien Adam Henein, l’Irakien Mehdi Moutashar, l’Algérien Mahjoub Ben Bella ou, dans les années 1980, le Marocain Fouad Bellamine. En Europe, d’autres artistes de la diaspora se sont établis à Londres, comme l’Irakien Dia Azzawi et le Libanais Saliba Douaihy, ou à Berlin, comme le Syrien Marwan Kassab Bachi. Le Soudanais Mohammad Omer Khalil et la Palestinienne Samia Halaby vivaient et travaillaient à New York, Kamal Boullata à Washington. Quant à l’artiste palestinien Vladimir Tamari, il s’est exilé à Tokyo, où je lui ai rendu visite en 1989.

Georges Hanna Sabbagh, Maternités arabes, 1920, huile sur toile, 195 x 129 cm. Mathaf : Arab Musuem of Modern Art, Qatar.

Vous mettez en avant la fonction émancipatrice de revues telles qu’Al-Tattawor, Chi’r ou Souffles dans l’essor de l’art moderne arabe. Quel impact ont eu ces espaces de réflexion et de théorisation ? N’ont-ils pas été supplantés par l’impératif de présent perpétuel induit par les réseaux sociaux ?

Effectivement, les revues culturelles dans le monde arabe ont joué la fonction émancipatrice et se sont imposées comme des lieux d’échange où s’exprimaient peintres, écrivains et poètes, et dont l’influence a été déterminante dans la diffusion des idées esthétiques et politiques modernes au siècle dernier. La revue Al Tattawor (L’évolution), fondée au Caire en 1940 par le groupe Art et Liberté, d’obédience surréaliste, s’est distinguée par l’instauration du dialogue entre poètes et peintres comme fondement de sa ligne éditoriale. Cette revue visait à l’émancipation sociale et à l’éclosion d’une sensibilité artistique moderne en Égypte. La revue poétique Chi’r (Poésie), fondée en 1957 par les poètes Adonis et Yusuf Al-Khal, adossée à la galerie d’art Gallery One à Beyrouth, a marqué de façon décisive la nouvelle sensibilité littéraire et artistique arabe.

Adonis a créé par la suite, en 1968, la revue Mawaqif, qui se préoccupait de l’ensemble du champ culturel panarabe. Quant au Maghreb, la revue Souffles, créée par le poète Abdellatif Laâbi au Maroc en 1966, elle a cristallisé autour d’elle toutes les énergies créatrices marocaines : peintres, cinéastes, hommes de théâtre, chercheurs, penseurs… Tout au long de son existence, elle s’est également ouverte aux cultures des autres pays du Maghreb et de ceux du « tiers-monde ».

Ces revues sont devenues des laboratoires où s’est inventée, dans une complicité entre artistes, poètes et écrivains, une réflexion essentielle à l’élaboration d’une modernité en prise avec les débats d’idées locaux et ouverte aux mouvements d’avant-garde internationaux. Aujourd’hui, les médias numériques et les réseaux sociaux sont devenus des parties prenantes de la vie culturelle, de la vie professionnelle des artistes et de la vie des institutions culturelles. Ils ont la faveur de la jeunesse du monde arabe et contribuent à l’émancipation sociale, à l’élargissement des savoirs et à leur démocratisation.

Ahmed Cherkaoui, Tamagnounte, 1967, huile sur toile, 110 x 144 cm. Collection Nourdine Cherkaoui

Le marché de l’art se focalise depuis une décennie sur les artistes du continent africain, à travers l’organisation de nombreuses foires d’art contemporain. Les artistes du monde arabe sont-ils en perte de vitesse ?

Si la géographie du marché de l’art global se focalise aujourd’hui sur les artistes du continent africain, c’est qu’il s’était déjà polarisé auparavant sur les scènes artistiques chinoise, indienne et du Moyen-Orient. Ainsi, le marché de l’art mondial est partagé en différentes régions, chacune avec ses propres artistes et centres d’art d’importance. À propos de la différence entre le marché de l’art du monde arabe et celui de l’Afrique, elle tient à ce que le premier s’est implanté localement tandis que celui de l’Afrique s’installe principalement en Occident. Le marché de l’art du monde arabe se concentre dans les pays du Golfe et spécialement à Dubaï depuis 2006, devenu le lieu d’échange avec les acteurs de la commercialisation et de la marchandisation. Depuis, cette région connaît un grand nombre de riches collectionneurs, développe des marchés de l’art moderne et contemporain arabe et crée des musées et autres manifestations, y compris une biennale et deux foires artistiques.

Le marché de l’art africain, lui, s’est développé essentiellement en Occident et n’a pas encore trouvé suffisamment d’ancrage dans le continent africain. Certains pays africains, dont le Maroc, le Nigeria et l’Afrique du Sud, développent des marchés locaux florissants pour les oeuvres d’art moderne et contemporain. Mais le manque de soutien de la part des gouvernements et les problèmes d’ordre administratif et juridique freinent la croissance du marché de l’art sur le continent. Certes, l’art contemporain africain a gagné une forte visibilité en Occident grâce à la présence des artistes africains de la diaspora, renforcée par celle des artistes afro américains qui sont parvenus à acquérir la reconnaissance des institutions muséales et des médias. La Revue noire à ce propos, qui s’est consacrée depuis Paris en 1991 aux arts africains contemporains, a contribué à la révélation des artistes talentueux et au changement du regard porté sur la création artistique de ce continent. Quant à lui, le marché de l’art a bénéficié de l’implantation dans les capitales occidentales de nombreuses galeries spécialisées dans l’art contemporain africain, dont celle d’André Magnin est la précurseure, mais aussi de la création de foires et de l’organisation de ventes aux enchères spécialisées. Une synergie remarquable qui a permis à l’art africain moderne et contemporain d’intégrer le marché de l’art global.

Ghada Amer, Black Series - Coulures noires, 2000, acrylique, broderies et gel médium sur toile, 172,5 x 177,8 cm. Seattle Art Museum.

Vous semblez appeler de vos vœux un dépassement de la pensée binaire Orient Occident en vous appuyant sur la notion de « double critique » forgée en son temps par Abdelkébir Khatibi. Quelles seraient les impasses de la pensée décoloniale ou postcoloniale actuelle ?

Quand j’ai commencé à collaborer avec les artistes modernes arabes, c’était effectivement la problématique postcoloniale qui les occupait, à une époque d’interrogations essentielles sur leur identité face à l’hégémonie culturelle de l’ancien colonisateur. Ce questionnement s’est montré crucial après les indépendances et a permis de révéler la spécificité de leur culture et de susciter une réflexion sur la relativité de la modernité artistique et sa multiplicité. Dans un deuxième temps, je me suis intéressé à la pensée de Khatibi, qui ne s’est pas contenté de la critique du legs colonial. Il a préconisé une « double critique », qui consiste à porter un regard critique à la fois sur le discours théologique prédominant dans le monde arabe et sur la présumée universalité de la culture européenne.

Cette double critique va permettre à Khatibi d’explorer ces espaces culturels et de se construire une « pensée de la différence » loin de tout dogmatisme disciplinaire. Je me suis nourri de cette pensée qui plaide pour le dépassement des antagonismes culturels dans un esprit critique salvateur et constructif. Aujourd’hui, le monde devient de plus en plus polarisé et nous assistons dans divers domaines à une surenchère médiatique autour de causes certes légitimes, mais dont certains protagonistes revendiquent une forme de sectarisme et d’intégrisme intellectuel. D’où l’urgence d’un retour de la nuance et du débat d’idées, seul moyen de dépasser les préjugés racistes et religieux.

Propos recueillis par Olivier Rachet

Crédit du portrait de Brahim Alaoui : © Rachida Alaoui, Paris

Brahim Alaoui, Regards sur les artistes modernes et contemporains arabes, éd. Skira, 338 p., 490 DH.