Comment 1-54 a fait sortir l’art contemporain africain de la marge

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Marrakech, Londres, New York, Paris, 1-54 est devenue un rendez-vous de marché qui compte dans l’agenda international. Depuis sa première édition il y a dix ans, la foire de Touria El Glaoui n’a cessé d’offrir une plus grande visibilité à l’art contemporain africain et contribué à structurer ce marché.

S’il est une qualité que l’on reconnaît unanimement à Touria El Glaoui, c’est bien celle d’avoir eu du flair en lançant, il y a dix ans à Londres, une foire dédiée à l’art contemporain africain. Le contexte est alors propice et un événement de marché bienvenu. Exceptés quelques plasticiens qui surnagent grâce à l’appui de leur galeriste historique – Barthélémy Toguo chez Lelong (Paris), El Anatsui et Romuald Hazoumé chez October Gallery (Londres) –, les artistes du continent et de sa diaspora souffrent encore, dans les années 2010, d’un déficit de visibilité et d’un manque cruel de relais sur le marché de l’art. À l’époque, l’art contemporain africain représente moins de 0,1 % des ventes aux enchères internationales. « Excepté Bonham’s, aucune maison de vente ne présentait d’art contemporain du continent », rappelle Charlotte Lidon, codirectrice des ventes africaines chez Piasa. Il faudra attendre l’année charnière 2017 pour que la maison de vente Sotheby’s, alors leader sur le marché mondial, ouvre un département dédié.

Vue de Somerset House pendant 1-54 Londres 2022 ©Jim Winslet

En 2012, au moment où le projet de 1-54 germe, c’est la capitale britannique qui émet le plus de signaux favorables. « Le marché des Modernes du Nigeria et de l’Afrique du Sud y était, déjà à l’époque, bien installé », remarque le galeriste Christophe Person, consultant auprès de la maison de vente Artcurial. Touria El Glaoui décide alors de raccorder sa foire à la très dynamique semaine de la Frieze Art Fair. Si elle bénéficie dans un premier temps de l’effet de nouveauté, 1-54 trouve très vite son public. Entre 2013 et 2019, les audiences à Londres triplent, passant de 6 000 à 18 000 visiteurs. À Marrakech où elle s’est installée en 2018, 1-54 draine 4 000 personnes lors de son édition inaugurale. Un pari réussi si l’on considère que la foire naviguait cette fois seule, sans l’appui d’un événement de marché principal.

« Contrairement à Art Basel ou à l’Armory Show qui sont devenues des sortes de grands supermarchés, confie Christophe Person, à la 1-54 les professionnels sont plus enclins à faire des découvertes. » Ce que confirme Nathalie Obadia, qui a remarqué Nú Barreto sur le stand de la galerie ivoirienne LouiSimone Guirandou à Marrakech. La galeriste le représente depuis. Car l’un des attraits de la foire, c’est le public ciblé qu’elle attire et fidélise. Un écosystème constitué de curateurs, de collectionneurs et de conservateurs de musées « intéressés spécifiquement par ce segment africain et afrodescendant » estime Nathalie Obadia, qui a fait entrer en 2019 Barreto dans les collections du Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines à Washington après une participation à la 1-54 Marrakech.

diptyk édition spéciale février 2023 - 9 Vue de la foire 1-54 Londres 2022. ©Jim Winslet

Une visibilité pour les galeries africaines

En dix ans, la foire 1-54 s’est considérablement développée. Désormais présente sur trois continents, elle a contribué à rendre visibles de nombreuses galeries africaines. « Touria El Glaoui est allée chercher des galeries anglophones, francophones mais aussi lusophones ; et elle a changé la donne, note Charlotte Lidon. Pendant longtemps, l’Afrique était, dans l’imaginaire des Européens, un continent. 1-54 a rappelé qu’elle était composée de 54 pays, avec leurs particularités. » Son ancrage à Marrakech, après Londres et New York, n’est pas un hasard et marque la volonté d’arrimer ce marché à sa terre d’origine pour créer un hub artistique pérenne en Afrique du Nord.

Devenu un label, la foire de Touria El Glaoui permet, selon la galerie LouiSimone Guirandou, de « confirmer son appartenance au club des galeries africaines professionnelles ». Des enseignes marocaines comme L’Atelier 21 ou la Loft Art Gallery (Casablanca), habituées à éprouver le marché local ou moyen-oriental, ont franchi le pas dès 2016 à Londres pour la première et 2018 à Marrakech pour la seconde. « Nous avons vu un engouement pour nos artistes en dehors du seul marché marocain, confie Yasmine Berrada, directrice de la Loft Art Gallery. L’élément déclencheur a été le succès important rencontré avec Joana Choumali. » Depuis, l’enseigne casablancaise a enchaîné les foires aussi bien à Paris qu’à New York ou Londres, où elle a rencontré un nouveau public, notamment anglo-saxon.

Performance de Enam Gbewonyo à Dar Bellarj pendant la 1-54 Marrakech 2020. ©Adnane Zemmama

L’art de rebondir

Ces dernières années, de nombreux plasticiens défendus par leur galerie à la 1-54 ont vu des portes s’ouvrir et parfois même leur cote exploser. Comme la Zimbabwéenne Kudzanai-Violet Hwami, exposée en 2017 sur le stand de Tyburn Gallery et qui a rejoint l’an dernier la sélection officielle de la Biennale de Venise. Les raisons de la réussite sont nombreuses et difficilement imputables à la seule influence de la foire, mais « cela y participe », reconnaît Christophe Person. Si le succès de 1-54 tient beaucoup à son noyau de galeries fidèles, sa longévité s’explique pour beaucoup par la capacité de sa fondatrice à capter l’air du temps et à rebondir au moindre obstacle. En 2021 à Londres, la foire présentait, en collaboration avec Christie’s, les NFT du Nigérian Osinachi, au moment même où l’engouement du marché pour cette nouvelle technologie frôlait l’hystérie.

Cette réactivité ne s’est pas démentie pendant la pandémie : deux mois après l’annonce d’un confinement généralisé décrété en mars 2020, 1-54 digitalisait son format new-yorkais sur la plateforme Artsy. En 2021, faute de pouvoir tenir une édition à Marrakech, Touria El Glaoui changeait son fusil d’épaule et ouvrait, à la surprise générale, une édition pop-up à Paris dans les locaux de Christie’s. Une solidité qui contribue à rassurer les galeries qui la suivent.

Vue de l’entrepôt Verona à Sidi Ghanem pendant 1-54 Marrakech 2020. ©Adnane Zemmama

Figure de proue d’un secteur longtemps perçu comme une niche, 1-54 voit pourtant le marché de l’art contemporain africain sortir de la marge. En 2017, Art Paris Art Fair faisait un focus sur la création du continent. Les galeries africaines n’ont jamais été aussi nombreuses lors de la dernière édition de l’Armory Show. Inconditionnelle de la première heure, la galerie Cécile Fakhoury exposait ses protégés à la foire Paris+ d’Art Basel en octobre dernier. Une suite logique de la visibilité accrue des artistes africains et de la diaspora, qui s’imposent désormais dans les manifestations internationales de l’art et dans les salles de vente. Il n’empêche, 1-54 aura posé la première pierre.

Emmanuelle Outtier