[EDITO #56] Scène contemporaine cherche oxygène

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Meryem Sebti, Directrice de la publication et de la rédaction du magazine Diptyk

Cet été, nous avons un cas de conscience. De très belles rétrospectives célèbrent ici et là la mémoire des ténors de l’École de Casablanca. Belkahia au Centre Pompidou, Chabâa à Abu Dhabi. À Madrid, une « trilogie marocaine » réécrit également, avec force référence à la génération 70’s, l’histoire de l’art du Maroc depuis l’Indépendance. Nous traitons ces grands rendez-vous avec beaucoup de passion ainsi qu’un intérêt visuel et intellectuel. Diptyk n’échappe pas à son époque. La nôtre aime la nostalgie, les photos vintage, les typos seventies et l’éclairage postcolonial.

En une année de crise sanitaire, à laquelle répond cette fureur commémorative − certes très attendue −, on aura presque enseveli la scène contemporaine marocaine. Où est l’art contemporain ? Où est la scène marocaine que ce magazine porte depuis 12 ans ? Cette année, à défaut de la célébrer sur l’écume des jours, le perron des galeries ou le programme des biennales, il nous a fallu aller la débusquer plus loin, dans les ruelles des médinas, les jardins publics, les lieux de travail où elle s’est réfugiée. Tanger, Marrakech, Rabat. On a repris le bâton de pèlerin et dans un important dossier consacré aux nouveaux curateurs, on réinjecte un peu de cet ADN qui a fait le Diptyk des années 2010.

On cherche à comprendre où se fabrique la pensée contemporaine, où sont ces lieux de recherche, de tâtonnement. Dans cette galerie de portraits, peu de stars à l’égo gonflé. Plutôt des figures discrètes, souvent érudites, toujours talentueuses, qui travaillent au ciseau et papier, dans des territoires urbains qui leur sont propres. Tous activistes le jour, ils essaient de réinjecter l’art au cœur de la société. Dans leur pratique, ils tirent des ficelles fines, mais fortes, entre Maroc et diasporas. « Expat, Repat, Expat, Repat », clame Yto Barrada dans une des affiches du « Print Club Tanger » avec lequel le curateur Hicham Bouzid redonne un nouvel élan à la sérigraphie. Comment raconter le monde de l’art contemporain au Maroc « en l’absence d’un bagage linguistique adapté », soulève Bouchra Salih, fondatrice d’État d’urgence d’instants poétiques (EUIP) ? Comment exister dans un microcosme qui ne jure que par une « vision hégémonique et grandiose » de la culture, questionne Laila Hida, fondatrice du 18 Derb El Ferrane à Marrakech ? Comment démocratiser un accès à l’art contemporain jugé élitiste par la majeure partie de la population, s’interroge Nouha Ben Yebdri à Tanger?

Soyons attentifs à ces lieux discrets où s’est réfugiée la frange active, parce que la scène contemporaine a presque disparu de nos écrans. Pas tout à fait… il se trouve justement que, au fil de l’infinite scroll, nos écrans nous ont révélé les performances intuitives et délirantes d’une nouvelle génération de créatifs marocains nés dans les années 2000, biberonnés aux réseaux sociaux et qui ne se revendiquent pas artistes. Avec notre portfolio dédié à « Style Beldi », on propulse ce phénomène digital dans le papier et on attend que ça germe !

« Tout ira bien demain », dit Laila Hida dans l’affiche qu’elle a créée pour le Tanger Print Club. Oui tout ira bien, à condition d’écouter le souffle fragile d’une scène contemporaine qui peine à trouver la lumière.

Meryem Sebti,
directrice de la publication et rédactrice en chef de diptyk

Retrouvez le numéro 56 de Diptyk en kiosque ou sur notre e-shop, en format papier ou format PDF