Écouter les silences du désert

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Omniprésent dans l’imaginaire collectif marocain, comment le Sahara est-il représenté dans l’art ? Creuset des fantasmes orientalistes au XIXe siècle, le désert et le Grand Sud marocain vont fournir aux artistes post-Indépendance les artéfacts d’une culture sur laquelle bâtir leur modernité. Leurs héritiers continuent d’explorer le désert pour restituer les récits invisibilisés par l’histoire officielle et filer la métaphore de l’aridité. Une jeune génération de photographes documente la désertification rampante, tandis que d’autres fabriquent les images d’un désert rêvé, ravivant des fantasmes cette fois-ci universalistes.

Qui dit immensité ne dit pas vide. Tantôt espace fécond propice à l’aventure conquérante ou mystique, tantôt berceau inhospitalier où se côtoient sublime et terreur, le Sahara participe de la sensibilité orientaliste qui essaime au XIX e dans l’art européen et dont l’imaginaire contemporain arrive encore difficilement à se départir.

Prenant à rebours cette vision folkloriste occidentale, les artistes marocains revisitent, dès les années 1960, le patrimoine vernaculaire qui devient l’une des sources et conditions de leur modernité. La puissance évocatrice et esthétique des arts populaires et des racines afro-berbères du Maroc nourrissent la posture théorique et radicale du groupe de Casablanca face à une histoire de l’art eurocentrée qu’il entend mettre à distance. Couleurs, formes stylisées, « amour pour le signe [et] pour la répétition optique […], ces aspects, autrefois ignorés par la culture académique, sont aujourd’hui familiers à l’esthétique contemporaine : nos yeux sont mieux équipés pour les apprécier », écrit en 1966 la critique d’art Toni Maraini.

Abdessamad El Montassir, Al Amakine, 2016-2020, installation en caissons lumineux et pièce sonore 8.1 © ADAGP/Abdessamad El Montassir. Photo © Pierre Gondard

D’autres artistes font du désert saharien une expérience plus empirique et sensorielle, inextricablement liée à la pratique picturale. Il y a « une dénudation de soi dans le désert, écrit ainsi Mohammed Kacimi. Ce qui se produit dans le tableau est quelque chose de semblable ». Les séries Traversées et Atlassides sont imprégnées de ses pérégrinations au fil des paysages ensablés ou rocailleux du Grand Sud. Sa palette se réduit alors à l’essentiel : « Au désert, Mohammed Kacimi a emprunté ses pigments ocre […], ses matières sèches et cuites, comme des terres craquelées, pour dire les fractures du monde », analyse la journaliste et éditrice Kenza Sefrioui dans le hors-série que Diptyk consacrait à Kacimi en 2018.

Artiste nomade, Kacimi s’est aussi attaché à déconstruire les frontières supposées entre une « Afrique blanche » et une « Afrique noire », ouvrant la voie à des plasticiens comme Mohamed Arejdal, M’barek Bouhchichi, Amine El Gotaibi ou Abdessamad El Montassir, qui, par leur pratique conceptuelle et leur bagage intellectuel mâtiné de pensée décoloniale, interrogent l’histoire intime du Sahara, ses récits oubliés et les circulations transsahariennes niées par la machine coloniale, puis marginalisées au sein du roman national post-Indépendance.

M’hammed Kilito, Voiture brûlée, Tighmert, 2021, série en cours Hooked to paradise. Courtesy de l’artiste et Gowen Contemporary

Guelmim pour Arejdal, Boujdour pour El Montassir, Akka pour Bouhchichi, ces plasticiens explorent leur territoire d’origine pour en questionner les « traces mémoires », ces « espaces oubliés par l’Histoire et par la Mémoire-une », chers à l’écrivain Patrick Chamoiseau.

À l’idée de vide qui colle au mythe du désert, M’barek Bouchichi oppose une oralité féconde, porteuse d’une histoire marginalisée. « Quand on arrive dans un espace désertique, parfois on a peu de choses à collecter, explique Bouhchichi. Si on ne collecte pas les pierres, on collecte de l’immatériel, de la parole. Un proverbe amazigh dit qu’une journée passée sans l’inscrire dans un vers de poésie ne compte pas comme une journée. » Depuis 2016, le plasticien réhabilite la figure des Haratines, Marocains noirs descendant d’esclaves venus de régions subsahariennes, retissant un lien avec une histoire plus globale du continent. Il y convoque le poète M’barek Ben Zida (1925-1973), métayer haratine dont il grave les vers sur des bâtons de cuivre dans l’installation Imdyazen. La poésie orale se matérialise en une revendication silencieuse.

Cette dialectique oralité-silence se retrouve aussi au cœur du travail d’Abdessamad El Montassir (lire le portrait ici). Dans l’installation Al Amakine comme dans sa vidéo Galb’Echaouf récemment primée par la Sharjah Film Platform, El Montassir met en miroir les étendues arides de la région de Boujdour face à sa végétation, témoin silencieux des récits ancestraux disparus. L’artiste se fait alors « historien sans archives » selon les mots de l’historienne de la photographie Taous R. Dahmani. Chez Bouhchichi comme chez El Montassir, de la terre aride du Sud émerge la poésie, une tendresse subversive qui conjure l’amnésie collective.

Amine El Gotaibi, Désert, 2021, installation, fer et laine, 300 x 450 cm. Courtesy de l’artiste et MCC Gallery

L’aridité porte aussi le sceau de la déchéance dans le travail d’Amine El Gotaibi, dont le point de départ est le projet Rivière sèche, en 2007. Peuplant de personnages miniatures le lit d’un cours d’eau asséché, il montre « le passage de la fertilité à la stérilité, qui incarne le déclin de la société, l’annonce de la fin d’un système ». Depuis, il n’a cessé de filer cette métaphore, jusqu’à découvrir en 2011 l’existence du fleuve Okavongo, « un fleuve qui n’a jamais trouvé sa mer » et qui achève sa course dans le désert du Kalahari, au Botswana. Naît alors le projet collaboratif « Visite à Okavongo » à la rencontre des artistes des pays traversés par le fleuve : « Ma pratique a pris une autre forme, ça m’a rattaché à mon continent. » Les œuvres d’Amine El Gotaibi sont solidement arrimées au territoire où elles puisent leur matériau : l’eau et la terre, alternativement fertile ou stérile. Il convoque aussi la laine de brebis, symbole des masses suiveuses et opprimées, pour sculpter le relief d’une montagne ou du désert, « symboles nationaux de dignité et de résistance » au cours de l’Histoire.

Imane Djamil, série 80 Miles to Atlantis, 2021. © Imane Djamil. Courtesy de l’artiste et CDA Gallery

« Il y a urgence ! »

On retrouve le même esprit de résistance chez Mohamed Arejdal, qui développe depuis plus de dix ans une réflexion autour du concept de nomadisme, mais aussi de la place de l’artiste dans la société. « Je vois l’avenir au Sud », déclarait-il à Diptyk en 2019, quand il nous expliquait son projet d’installer à Taroudant une « Antique School for Visual Arts », pensée comme un lieu de diffusion et de préservation de la culture. Né au milieu des oasis du Sud-Ouest, il peuple ses créations d’artéfacts de la culture nomade qui ont marqué son enfance. Le désert, au cœur de ses récents travaux, représente pour lui « une forme d’instabilité et d’inquiétude, parce que la vie là-bas est presque devenue impossible ».

L’installation murale Arc-en-ciel, conçue à partir d’arceaux de tentes nomades sur lesquels l’artiste donne forme à un réseau de boulettes de laines reliées par un fil de fer, symbolise l’éphémère des habitations nomades, de plus en plus remplacées par la pierre. « C’est toute une culture qui disparaît », se désole l’artiste qui ressent une « fracture en [lui] ». Car si le Sahara est un espace de richesses, ce sont décidément celles du passé.

Mous Lamrabat, X-Rated #8, 2019. Courtesy de l’artiste et Loft Art Gallery

La disparition et l’urgence de témoigner sous-tend la série 80 miles from Atlantis réalisée par Imane Djamil à Tarfaya, cité saharienne située face aux îles Canaries, non loin de là où se situerait la mythique Atlantide. Les clichés aux teintes pastel, presque pâlies, semblent s’effacer comme cette île de l’Antiquité à laquelle l’artiste compare Tarfaya, menacée par l’ensablement. Teintées d’une douce poésie, ces images montrent la vie qui est encore là, faisant des ruines de la ville un joyeux terrain de jeu : un goûter d’anniversaire improvisé dans une ancienne forteresse, une séance de théâtre ranimant les vestiges d’un cinéma à l’abandon, une partie de foot dans une piscine gagnée par le sable… Une série poignante dont les diptyques, en juxtaposant les mêmes images de ruines, tantôt désertées, tantôt peuplées, resserrent la focale sur l’âpre confrontation de l’être humain à son environnement.

Représentants d’une génération de millenials en proie à l’angoisse climatique, Imane Djamil et ses complices du collectif KOZ, Seif Kousmate et M’hammed Kilito, s’emparent du médium photographique pour documenter la désertification rampante. « Il y a urgence! Toute une culture oasienne est en train de disparaître », s’alarme Seif Kousmate. Avec son projet Waha, il sillonne les oasis à l’orée du Sahara pour mettre en images l’épuisement des nappes phréatiques qui ont pour conséquence la désertion progressive des populations autochtones. « Ce qui est frustrant, c’est qu’il y a peu d’images d’archives. Tout ce que j’ai trouvé, ce sont des cartes postales, faites par le colonisateur, qui renvoient une image hédoniste et orientaliste des espaces oasiens. Je voulais déconstruire ces images-là. » Mais la photographie ne suffit plus pour rendre compte du cataclysme climatique. Pour souligner l’irréversibilité de la catastrophe, Kousmate détériore ses clichés avec du feu ou de l’acide.

S’inscrivant dans une démarche plus documentaire, M’hammed Kilito cartographie également ces territoires oasiens après une résidence effectuée en 2016 à Tighmert, qui lui a fait l’effet d’un électrochoc. Quand il photographie un bouquet de palmiers isolé dans sa série en cours Hooked to paradise, il montre en fait « le dernier groupement de palmiers de ce qui était une oasis à 15 km de la ville d’Assa».

Muhcine Ennou, série Timeless, 2019-2020. Courtesy de l’artiste

Aller au musée dans le désert

À ce spectre alarmant s’oppose une vision plus glossy du désert, qui sert régulièrement de décor aux shootings de mode. S’il est un domaine où les clichés orientalistes se perpétuent, c’est bien ici. Des photographes comme Mous Lamrabat semblent s’en amuser. Jouant de ce désir occidental, il copie les codes de la mode et de la consommation de masse dans des mises en scène où le glamour côtoie l’humour. À coups de clichés et contre-clichés, il mime les représentations caricaturales du Maroc (désert, palmier, babouches, djellabas) en y incrustant les logos des grandes enseignes internationales comme le fameux M de McDonald’s ou les initiales de Louis Vuitton, évoquant davantage le kitsch des contrefaçons que le prestige de l’avenue des Champs-Élysées. Il a beau faire la Une de Vogue Arabia, Mous Lamrabat explique que « ce n’est pas autour des visages [souvent dissimulés par un voile, ndlr] que la photo tourne. J’aime shooter dans le désert parce qu’on se croirait dans une autre dimension, or je cherche justement à créer des réalités alternatives ».

Plus que le désert lui-même, le travail de Mous Lamrabat porte sur l’idée qu’il s’en fait. Une sorte de mirage, dont l’étrangeté est aussi à l’œuvre chez Muhcine Ennou. N’ayant jamais mis les pieds au Sahara, le crypto-artiste installé aux Pays Bas le transforme en lieu de tous les possibles. À coups d’images de synthèse, il crée un paysage désolé mais pas abandonné, à mi-chemin entre une scène de Bagdad Café et un tableau d’Edward Hopper, faisant surgir au milieu de nulle part une station-service, un bar ou encore un poétique « Museum of Dreams ». « En réunissant deux univers qui n’étaient pas faits pour se rencontrer, mes images rééduquent l’œil à ne plus craindre le vide du désert, ce n’est plus un endroit où l’on se perd », commente Muhcine Ennou.

Le Sahara devient l’écran sur lequel se projette un imaginaire globalisé, apposant à cet espace habituellement perçu comme atemporel un sceau visuel résolument XXIe siècle. Comme si, après avoir rêvé le désert, puis l’avoir exploré, donné du sens à ses artéfacts, était revenu le temps du fantasme, non plus orientaliste, mais désormais universaliste. Alors on pourrait se demander, comme Muhcine Ennou : « À quoi ressemblerait d’aller au musée dans le désert ? »

Emmanuelle Outtier et Lætitia Dechanet

Visuel en Une : Imane Djamil, série 80 Miles to Atlantis, 2021. © Imane Djamil. Courtesy de l’artiste et CDA Gallery