[Expo] « Notre monde brûle » : l’obsolescence programmée de l’art contemporain ?

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Plus qu’une prise de conscience de l’état du monde, « Notre monde brûle » au Palais de Tokyo révèle en creux l’obsolescence qui menace aussi l’art contemporain.

Prémonitoire, l’exposition montée au Palais de Tokyo par Abdellah Karroum en février dernier ? Inspirée par le scandale, entre autres, de l’embrasement de la forêt amazonienne, elle ne savait pas encore qu’à l’image du poumon de la planète, les nôtres allaient bientôt être menacés, confinés, voire contaminés par un virus mondial. Une donne qu’a vécue de plein fouet les millennials, un public difficile à captiver mais qui hante le Palais de Tokyo comme un spot de sortie nocturne et branchée. « Notre monde brûle » semble s’adresser à eux, cette génération Y qui s’informe plus sur les réseaux sociaux que dans les journaux.

Vue de l’exposition «Notre monde brûle », Palais de Tokyo avec Amal Kenawy, The Silent Multitudes, 2010, acier, bonbonnes de gaz (GPL), video, 300 x 600 x 400 cm Inji Efflatoun, Greeting to South Lebanon Bride, 1985, huile sur toile, 70 x 50 cm Mustapha Akrim, Liberté, 2020, béton, acier, 150 x 100 x 50 cm Kader Attia, Chaos et Harmonie, 2007, bois pyrogravé, 130 x 130 cm Photo : Aurélien Mole

C’est une fracture des générations que révèle l’air de rien cette exposition. Celle des « anciens » qui ont grandi sans Internet, ont systématisé l’épuisement des ressources et établi l’ère de l’Anthropocène. Puis est venue celle du « Capitalocène » comme l’appelle Abdellah Karroum, leurs enfants terribles et pourtant en quête de résilience.

La trentaine d’artistes réunis par le directeur du MATHAF de Doha retrace un panorama de la création arabe (avec quelques occidentaux et asiatiques) depuis les premiers chocs pétroliers et la remise en cause du système. Cet ensemble n’échappe pourtant pas à la « sélection naturelle », que le monde de l’art contemporain essaie à toute force d’ignorer : celle de l’obsolescence des œuvres qui parfois font leur temps sans réussir à le transcender.

Faraj Daham, Street Language, 2012Dyptique, technique mixte sur toile, 180 x 400 cmVue de l’exposition «Notre monde brûle », Palais de Tokyo (21.02 –13.09.2020)Courtesy du Mathaf : Arab Museum of Modern Art (Doha) Photo: Marc Domage

Si l’on retrouve avec plaisir les doyens que sont le Qatari Faraj Daham – qui montrait pour la première fois les visages d’ouvriers pétroliers – et la peintre activiste égyptienne Inji Efflatoun, on revoit sans surprise Francis Alÿs, Shirin Neshat ou Yto Barrada… La véritable question est la suivante : ont-ils encore quelque chose à dire aux nouvelles générations ?

La réponse est oui concernant la regrettée Amal Kenawy (morte en 2012, nldr). Dans sa vidéo iconique Silence of the sheep (2009), elle questionnait la fierté et les traditions en guidant un groupe de personnes parcourant péniblement Le Caire à quatre pattes. De quoi inspirer les jeunes gens à renverser les normes dans leur vie si codifiée.

Younès Rahmoun, Nafas, 200117 sacs en plastique, élastique, 50 x 50 x 50 cm environ Vue de l’exposition «Notre monde brûle », Palais de Tokyo Courtesy de l’artiste & Galerie Imane Farès (Paris)Photo: Marc Domage

Karroum a voulu plonger aux racines du mal en exhumant des pièces montrant les prémices de la critique d’un monde en surchauffe. Seulement voilà, aujourd’hui elles n’étonnent plus personne. Les câbles enchevêtrés de Mounir Fatmi (2018) prônent une « simplicité volontairement anachronique ». Un discours bien ficelé mais qui laisse penser à une certaine obsolescence – lui qui a pourtant fait de cette notion son fer de lance depuis les années 2000 – de l’acte artistique. Ce qui était à la pointe de la rupture et de la provocation a fini par se vider de sa substance subversive, à force de déclinaison sans fin d’une même idée. Le musée du plastique de Fabrice Hyber (2005-2020) ou les sacs poubelles gonflés d’air de Younes Rahmoun (Nafas, 2001), qui envisageait un « recyclage esthétique » à l’époque, ont aussi mal vieilli.

Peut-être la simplicité est-elle plus supportable chez Khalil El Ghrib, qui l’a érigée au rang de sacerdoce. Son Sans titre, sans date semble plus honnêtement n’aspirer à rien d’autre qu’à la contemplation et au renoncement : un pain de cartons rectangulaire en cours d’oxydation lente, amené inexorablement à disparaître. Une démarche à 180 degrés de la course à l’immortalité de l’art contemporain.

Vue de l’exposition «Notre monde brûle », Palais de Tokyo - Sammy Baloji, Sans titre, 2018, 41 douilles d’obus (1914-1918 / 1939-1945), plantes d’intérieur, dimensions variables- Monira Al Qadiri, OR-BIT 1, 2016, impression plastique 3D, peinture automobile, lévitation magnétique, 20 x 30 x 20 cm Photo : Marc Domage

On préfère donc saluer la mue de Sara Ouhaddou qui transcende enfin son travail oscillant (un peu trop auparavant) entre art et artisanat. Ses vitraux circulaires réalisent une heureuse synthèse entre citation du zellige islamique, motifs de tapis berbères et technique occidentale, dans un alphabet visuel magique qui donne des allures de cathédrale au Palais de Tokyo.

Bady Dalloul revisite les miniatures persanes, littéralement, tant les dessins de l’artiste franco-syrien sont minuscules, enchâssés dans des boites d’allumettes. Aux scènes de bravoure des anciens seigneurs d’Iran ont succédé les heurts de la guerre civile en Syrie, relatés comme un conte qui fait froid dans le dos.

La Kowétienne Monira Al Qadiri, née à Dakar, livre de petites sculptures dangereusement sublimes, avec des formes qui confondent monde animal et univers industriel. À l’instar de l’exploitation de la perle et du pétrole qui ont façonné les pays du Golfe, ses impressions 3D recouvertes de peinture automobile irisée semblent hautement luxueuses, tout en révélant un monde en lévitation, déconnecté du violent atterrissage qui le menace.

Sara Ouhaddou, Sin ithran, ur mqadan, rousn / Deux astres, au déséquilibre, se brulent, 202, Vitrail circulaire, cadre de bois de cèdre, cerclage métallique, Ø 130 cm & Ø 230 cm Vue de l’exposition «Notre monde brûle », Palais de Tokyo (21.02 –13.09.2020)Courtesy de l’artiste Photo: Aurélien Mole

À l’image du monde d’aujourd’hui, « Notre monde brûle » montre que les femmes tirent leur épingle du jeu et que la génération X des trentenaires se transcende enfin, rendant obsolète les « papy boomers » qui avaient pourtant posé les bases de la rupture et de la contestation. La sécheresse conceptuelle qui faisait alors office d’affront a laissé place à une technicité subtile, une beauté hautement poétique retrouvée. Plus qu’une prise de conscience (déjà amorcée) sur ce qui consume notre monde, cette exposition invite plutôt à s’interroger sur la propre obsolescence de chacun.

Marie Moignard