Gagner le pactole avec la flamme de Melehi, en toute impunité !

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Qu’est-ce qui, au Maroc, empêche de reproduire sans autorisation l’image d’une oeuvre célèbre sur un tote bag ou un poster ? Rien, ou si peu ! La loi existe mais son application est impossible concernant les oeuvres graphiques et plastiques. Une lacune qui ouvre grand la porte aux initiatives peu scrupuleuses…

Si une boutique se mettait à vendre des objets de décoration reproduisant des oeuvres de Mohamed Melehi, Jilali Gharbaoui ou Farid Belkahia, quels seraient les voies de recours pour les ayants-droits de l’artiste ? Malheureusement, hormis une action en justice, aucune disposition ne permettrait d’éviter le litige. La question mérite pourtant d’être posée quand on sait que les objets dérivés comme les tote bags, T-shirts, posters, etc., représentent aujourd’hui la plus grande part des revenus des musées, institutions culturelles et marques de textile. En témoigne la collaboration Uniqlo x Louvre, avec la commercialisation de T-shirts représentant les oeuvres les plus célèbres du musée. Le Louvre est propriétaire des droits de reproduction des oeuvres qu’il expose et se voit reverser une coquette somme en contrepartie.

Dans le paysage artistique marocain, cela serait tout à fait possible, si seulement la législation en matière de droit de reproduction – défini comme la fixation matérielle de l’oeuvre par tous procédés permettant de la communiquer au public d’une manière indirecte – avait une chance de se voir réellement appliquée. La loi n°02-00 relative aux droits d’auteur et droits voisins, modifiée et complétée par la loi n°34-05, prévoit en effet qu’un artiste dispose d’un droit de regard (droit moral) et de rémunération (droit patrimonial) quand son oeuvre est reproduite, et ce dans le cadre d’un contrat de cession de droit d’auteur ou d’une licence d’exploitation. C’est valable tout au long de la vie de l’artiste, puis 70 ans après sa mort (ses droits moraux et patrimoniaux reviennent alors à ses héritiers). En cas d’infraction à la loi, les sanctions prévues vont d’« une peine d’emprisonnement de deux mois à six mois et d’une amende de 10 000 à 100 000 dirhams ou l’une de ces deux peines seulement ».

Premier numéro de la revue Intégral, octobre 1971, cofondée par Mohamed Melehi, Toni Maraini, Tahar Benjelloun et Mostafa Nissabouri. Design Mohamed Melehi. © Archives Toni Maraini

Mais que fait le BMDA ?

Mais la grande lacune de la loi marocaine en matière de droits d’auteur, c’est qu’elle ne prévoit aucune disposition spécifique pour les oeuvres graphiques et plastiques. Le Bureau marocain du droit d’auteur (BMDA), instauré en 1965 pour percevoir et répartir les droits d’auteur, ne couvre que les oeuvres sonores, audiovisuelles et littéraires. Une situation préoccupante pour un marché de l’art en plein essor. Prenons le cas de Mohamed Melehi, dont la cote s’est envolée depuis sa disparition, atteignant près de 150 000 euros en moyenne. Il suffit de taper sur un moteur de recherche « Melehi Poster » pour trouver de nombreux vendeurs, sur des sites tels que Etsy, proposant à plus de 1 000 dirhams des reproductions illicites de sa célèbre flamme en couverture du magazine Intégral.

Pour gérer les droits des artistes graphiques et plastiques, le Maroc pourrait s’inspirer du modèle de société de gestion collective par catégorie artistique. En France par exemple, l’ADAGP (société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques) gère les droits des artistes graphiques et plastiques, la SACEM gère les droits des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, la SACD ceux des auteurs et compositeurs dramatiques… Au Maroc, l’équivalent de l’ADAGP n’existe pas et sa création serait judicieuse, ou du moins d’un département dédié aux arts graphiques et plastiques au sein du BMDA. Car il serait illusoire de penser que chaque artiste peut identifier chaque violation de son droit de reproduction et porter en justice chacun des responsables. Le BMDA, à l’instar de l’ADAGP, pourrait avoir une équipe entièrement dédiée à l’identification et à la facturation, ou au moins permettre aux artistes de lui soumettre les violations de leurs droits qu’ils ont identifiées. Le BMDA pourra alors, comme il le fait déjà pour les oeuvres littéraires, dramatiques et musicales, porter l’affaire en justice, lui qui dispose en plus d’un droit de saisie de tout matériel servant à la reproduction illicite.

Mohamed Melehi, Composition, 1971. Collection particulière

Les artistes livrés à eux-mêmes

Pour l’heure, les artistes marocains sont livrés à eux-mêmes face à un marché de  l’art toujours plus compétitif et gourmand de capter les flux spéculatifs et une vague d’artistes marocains en vogue à travers le monde (Hassan Hajjaj, Mous Lamrabat…). De son vivant, l’artiste peut éventuellement, s’il en a les moyens, faire gérer l’ensemble de son oeuvre par différents acteurs juridiques ( juristes, avocats, etc.). C’est un travail fastidieux car cette équipe devra mettre en place une veille, déployer les mesures nécessaires face aux reproductions illicites et gérer tous les droits de l’artiste à travers le monde ou au moins l’inscrire dans des sociétés de gestion collective étrangère.

Une autre solution consiste à se tourner vers l’étranger et adhérer à l’ADAGP. Il suffit de payer une cotisation d’une quinzaine d’euros (une fois dans une vie) pour voir ses droits de reproduction et de représentation gérés dans le marché de l’art français et à l’international. Admettons que Mohamed Melehi ait été inscrit à l’ADAGP, tous ses droits seront gérés tant sur le territoire français qu’à l’international, avec comme seule contrepartie un pourcentage sur ces droits au profit de l’ADAGP.

La création d’une société de gestion collective dédiée aux oeuvres graphiques et plastiques est donc nécessaire au Maroc. Pourtant, aucun effort en ce sens n’est fait, ni par le BMDA, ni par le ministère de la Culture. En décembre 2018, le Syndicat marocain des artistes plasticiens professionnels et l’Association marocaine des arts plastiques avaient organisé, avec le ministère de la Culture, le premier colloque national sur « la situation des arts plastiques au Maroc ». Une invitation officielle avait été adressée au directeur du BMDA, qui n’y avait pas répondu, selon Mohamed Mansouri Idrissi, le président du syndicat.

Les lacunes ne concernent pas que les droits de reproduction et de représentation, il faut aussi instaurer un droit de suite pour permettre à l’artiste de participer au succès de son oeuvre. Prenant la forme d’un pourcentage reversé aux artistes lors de chaque revente de leur oeuvre où intervient un professionnel du marché de l’art, le droit de suite n’est pas prévu dans le droit marocain pour les oeuvres graphiques et plastiques. Pourtant le paysage s’internationalise, avec l’installation de maisons de ventes aux enchères européennes telles que Millon (en collaboration avec la maison de ventes Mazad & Art) ou Artcurial, respectivement à Tanger et à Marrakech. Il est grand temps que le cadre légal se mette au diapason.

Yasmina El Gueddari