[L’œil écoute] Laisser les ruines en ruine

François-Xavier Gbré, Salle des pas perdus, Palais de Justice, Cap Manuel, Dakar, 2014. © François-Xavier Gbré. Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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Professeur à l’Université de la Sorbonne nouvelle, Bruno Nassim Aboudrar décrypte pour diptyk une œuvre ou un motif. Ici, il s’attache aux ruines, sujet récurrent de la photographie africaine contemporaine. Dans ces clichés de lieux désolés, les ruines ne sont pas de précieux vestiges soigneusement restaurés mais symbolisent au contraire la volonté de remiser à l’oubli le passé colonial.

La civilisation de l’Europe moderne et contemporaine, sans aucun doute la plus destructrice qui fut jamais, entretient un rapport très particulier aux ruines : aux siennes, à celles qu’elle a su inventer aux marches les plus lointaines de son empire, à celles qu’elle a provoquées, sur le continent américain notamment. Dès la Renaissance, et c’est même ce qui caractérise celle-ci, la ruine classique – gréco-romaine – est à la fois la preuve de la grandeur passée de l’Europe, l’indice de sa civilité présente et le gage de sa puissance à venir.

Débroussaillées, consolidées, restaurées, muséalisées, les ruines du Forum et de la Via Appia, par exemple, deviennent des monuments : lieux de mémoire adressés au temps présent et à venir. Les Européens y contemplent un peu le passage du temps, un peu les traces de la vigueur des Francs et autres Goths dont pour une part, ils prétendent descendre, et beaucoup l’ancienneté et la solidité d’une culture à l’héritage de laquelle, pour une autre part, ils ont droit. Elles sont braves, ces ruines, et touchantes : éprouvées par le temps et l’histoire, mais vaillantes. Les autres, qui ne sont pas civilisés, n’ont pas de ruines.

Gosette Lubondo, Imaginary trip II, 2018. © Gosette Lubondo. Courtesy Musée du Quai Branly-Jacques Chirac.

Dans l’empire colonial, on pourrait pratiquement classer – et il serait amusant de le faire – l’estime en laquelle la Nation tient les peuples qu’elle assujettit en fonction des ruines que livrent leurs territoires. Tout en haut, on trouve, inhumés sous les jungles d’Indochine, de très beaux temples ; Maroc et Tunisie protégés, Syrie et Liban sous mandat ont leur lot de ruines romaines (ou assimilées, nabatéennes, etc.) que fouillent dûment les archéologues européens ; l’Afrique subsaharienne n’en a guère, voilà qui prouve son arriération. Par ailleurs, les ruines sont si anciennes que l’on ne sait plus vraiment – ou plutôt seuls les archéologues savent, et encore, le plus souvent ils supputent – ce qui a conduit ces édifices à l’état de ruine, lente érosion par le temps ou destructions brutales, mais si vieilles qu’elles sont cicatrisées.

François-Xavier Gbré, Cour Suprême I, Palais de Justice, Cap Manuel, Dakar, 2014. © François-Xavier Gbré. Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

La ruine est résistance

C’est tout ce schéma, un peu suranné, certes, mais encore très actif, que subvertit la photographie africaine de ruines, en passe de devenir un véritable genre au sein de la photographie contemporaine. D’abord, il s’agit de ruines africaines, ce qui est en soi remarquable puisque l’Afrique (au moins subsaharienne) ne produisait pas de ruines. Son architecture – toile, pisé, terre-cuite, paille, etc. – était réputée ne pas résister au temps. Or la ruine, et c’est sans doute une des raisons du goût européen pour cette forme, est justement résistance, bien plus que faiblesse. Elle est ce que, de l’édifice, le temps n’a pas vaincu. Comme telle, elle mesure son passage et une forme matérielle d’inscription dans l’Histoire. Non seulement l’Afrique n’est pas censée produire de ruines, ses édifices étant solubles dans le temps, mais, et ceci est le corrélat de cela, elle n’est pas entrée dans l’Histoire, comme le rappelait encore récemment, avec un sens de l’à-propos qui laisse pantois, un homme politique français de premier plan.

Et de fait, les ruines sur lesquelles s’attarde, il n’y a pas d’autre mot, l’objectif de Gosette Lubondo à Gombe Matadi au Congo ; celui de François-Xavier Gbré à Dakar ou de Guillaume Bonn sur la côte est de l’Afrique ne sont pas vernaculaires, mais coloniales. Profonde ironie. Les puissances européennes, celles qui croyaient bâtir une civilisation, apporter l’histoire, la durée, la pérennité, et que tout cela s’exprimât dans la forme même qui l’avait, en Europe, toujours représenté – l’édifice architectural –, laissent en refluant leurs propres ruines. Et ce sont des ruines d’usure. À cet égard encore, elles inversent le principe de la ruine « à l’européenne » qui veut, je l’ai dit, que la ruine soit restaurée (en ruine, le plus souvent, mais pas toujours : les Arènes de Nîmes, par exemple, ne sont plus vraiment en ruine) et entretenue en tant que ruine. L’invention de la ruine, à la Renaissance, consiste en l’interruption du processus de « ruinification ». Ce que photographient ces artistes, ce sont, au contraire, des ruines en cours de ruine. Là où les Européens témoignaient de leur piété à l’égard de leur propre passé, les Africains expriment leur mépris à l’adresse du passé colonial – du « legs » – de l’Europe. Ils le désertent, le désaffectent ; ils le laissent se ruiner.

François-Xavier Gbré, Salle des pas perdus, Palais de Justice, Cap Manuel, Dakar, 2014. © François-Xavier Gbré. Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

« Vous nous avez apporté les ruines »

C’est, visuellement, très beau. Comme peuvent être belles les nécroses d’un cadavre peintes par Matthias Grünewald ou photographiées par Andres Serrano. Dans la salle hypostyle du Palais de Justice du Cap Manuel (Gbré, Sénégal), les orgueilleuses colonnes de béton armé modernistes reposent sur un parterre de déchets où chavirent des fauteuils poussiéreux. Les murs de la cage d’escalier se décomposent en lividités d’ecchymoses vertes et violacées. Les jalousies de bois d’un immeuble en béton posé sur ses propres gravats (Bonn) forment, en s’avachissant, des dentelles délicates de paille. Comme un vieillard autrefois redouté, mais qui ne fait plus peur, un bureau défoncé devant un banc, dans une salle verte, adouci de poussière, perd sa directoriale solennité. L’artiste, ses doubles et ses ancêtres, hantent, fantomatiques, les bâtiments lépreux d’une vieille école missionnaire (Lubondo). Les Frères des écoles chrétiennes ont reflué depuis longtemps, emportant avec eux leurs férules : il ne reste, en ces lieux, qu’un je-ne-sais-quoi d’inquiétant. La ruine à l’européenne était monument, au double sens d’édifice et de lieu de mémoire, la ruine européenne en Afrique est (mauvais) souvenir, abandon, bientôt réminiscence.

On se souvient de l’échange entre l’anthropologue Maurice Leenhardt, missionnaire protestant, et le chef canaque Boessoou. – Nous vous avons, je crois, apporté la notion d’esprit. – Vous nous avez apporté le corps. À leur manière, visuelle et souvent somptueuse, ces photographies rejouent ce fameux dialogue : – Nous vous avons, je crois, apporté la civilisation. – Voyez, montrent-elles, vous nous avez apporté les ruines. Ou faut-il dire la ruine ?

Bruno Nassim Aboudrar