MARCELLE ACKEIN, UNE ORIENTALISTE ÉTONNAMMENT MODERNE

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Pourquoi la critique garde-t-elle cette approche condescendante de l’œuvre des femmes qui ont révéré le Maroc ? C’est pourtant en grande partie à elles aussi que la terre marocaine doit les vérités qui illuminent le regard ; à elles, surtout, que furent offertes d’abord les facettes intimes de son quotidien. Saugrenu, le tintamarre médiatique qui promeut le marché « orientaliste » et n’encadre le parcours des artistes femmes comme Marcelle Ackein que de chuchotements !

Le message artistique de Marcelle Ackein garde une stature unique. Son passage au Maroc – bien que bref – reste l’un des plus accomplis. Elle y a poussé les formes et imposé aux figures observées des perspectives mythiques. Son art a ouvert un chapitre original à la marche artistique marocaine. Sa palette, injustement occultée, retrouve les fondements sur lesquels nous voulons que trônent un Delacroix, un Matisse, un Van Dongen ou un Dufy. Le regard d’Ackein était porteur du flambeau que tendent les meilleurs. Les décideurs et les officiels y ont mis leur bon ordre en refusant à cette femme dont la vie choquait les espaces que l’intelligence artistique et l’émancipation des esprits requéraient.

Née en 1882 à Alger, fille d’un inspecteur des Domaines, Marcelle Ackein intègre – après une initiation à l’architecture et à la sculpture – l’atelier de Jacques Fernand Humbert. Ce dernier est excellent praticien du portrait, élève lui-même de Picot, Cabanel et Fromentin, et patron du premier atelier de peinture ouvert aux femmes à l’école des Beaux-Arts de Paris. (…)

Ame fière et indépendante, ni fille ni garçon, rude, sensible et cultivée, Marcelle Ackein poussait de manière impérieuse sa vision dans un monde bouillonnant. Le cubisme, les futuristes italiens, les maîtres du Bauhaus et les autres chantres de l’époque libéraient les formes, secouaient les compositions et tiraient les images des gangues qui les emprisonnaient. Cette modernité visuelle était aussi celle de Marcelle Ackein. A l’exemple de ses contemporains peintres, affichistes ou décorateurs, elle dépouillait figures, paysages et scènes de ce qui en émoussait la forme ou en polluait le sens.(…)

Prix du Maroc en 1914 avec une bourse de 2 000 francs

Nommée dans le corps des professeurs de dessin à Paris, elle achève son cursus à l’école avec le rang enviable de troisième sur 116 élèves. Aux artistes méritants, un concours proposait chaque année des voyages dans les territoires de l’Union française. Marcelle Ackein gagne en 1914 le Prix du Maroc. Mais la France qui vient d’entrer en guerre demande aux lauréats d’attendre une époque plus sereine pour voyager. C’est en 1920 seulement qu’elle rejoint le Maroc. (…)

En 1923, Marcelle Ackein obtient une nouvelle bourse de voyage. C’est l’Afrique noire qui l’appelle cette fois. Le voyage qui débute au Sénégal va la conduire d’année en année vers le Niger, le Soudan, la Guinée ou le Mali. Avec l’ardeur qui la caractérise, elle parcourt, avec des transports rudimentaires, l’immensité des territoires. Elle dessine, glane des impressions et ramène de ses voyages des centaines d’études où les silhouettes jouent sur des oppositions de noir et de blanc. Sur de larges aplats se dégagent des scènes et des animations qui délaissent la perspective traditionnelle structurant habituellement l’espace.

Mais c’est vers le Maroc qu’il faut revenir pour souligner la novation stylistique qu’Ackein prône dans ses premières toiles marocaines. Beaucoup d’œuvres nées lors de cette première campagne sont perdues ou difficiles à localiser. Ses croquis avaient une telle vitalité qu’ils ont orienté « involontairement » certaines créations : affiches de   Majorelle (Maroc par Marseille, 1926) ou de Derche (l’Hiver, le printemps au Maroc, 1929).

La palette de Marcelle Ackein a arrimé de manière insolite les ocres et les bruns de la terre marocaine. Des restrictions lui ont imposé des supports ordinaires, la rugosité des matériaux et des ingrédients bon marché. Sa volonté a poussé les empâtements afin que la toile ne perde jamais, en cours d’exécution, la vérité qu’annonce l’esquisse. (…) Marcelle Ackein est morte subitement en 1952. Le silence enveloppe un travail qui s’est longtemps refusé aux agitations comme aux spéculations du marché. Les musées qui ont boudé son œuvre la recherchent aujourd’hui avec convoitise. (…)