Kader Diaby, le photographe philosophe

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Ses liens avec la mode sont une fausse piste. Créateur de vêtements, Kader Diaby est aussi un photographe qui se laisse guider par ses questionnements intérieurs. Une profondeur mystérieuse bienvenue, qui fait basculer l’esthétique par trop bariolée de la photo africaine dans la pénombre.

À tout juste 30 ans, Kader Diaby est un jeune prodige de la photographie ivoirienne. Après avoir débuté avec un petit appareil numérique oublié chez lui par un ami, il pratique aujourd’hui la photo argentique, quasi disparue à Abidjan, dans un labo de fortune aménagé dans sa salle de bain. C’est grâce au programme de l’association suisse Klaym qu’il s’est formé à la photo et a rapidement été diffusé à l’international, en participant en 2018 au festival Unseen à Amsterdam.

Artiste entrepreneur, il mène aujourd’hui une triple carrière dans la finance, la mode et la photo. Loin de se cantonner à l’aspect purement esthétique des liens entre mode et photographie, il envisage la création comme une réflexion métaphysique. « Mon travail est en perpétuel questionnement, je pose des problématiques dont je n’ai pas les réponses. » C’est cette profondeur d’esprit qui a accroché le regard de beaucoup de collectionneurs à la foire Akaa, où il présentait en novembre dernier la série Miria, iyé i yèrè gniniga (« pense, et interroge-toi sur toi-même » en malinke, la langue d’une ethnie du nord de la Côte d’Ivoire dont Diaby est issu) sur le stand de la Galerie Number 8.

Levitation, Série Kalô bôla, 2020, film argentique 35 mm. Courtesy de l’artiste et Galerie Number 8 62 -

Les images crépusculaires de cette série posent sans fard l’épineuse question, selon les propres mots de l’artiste : « C’est quoi, être un “bon Africain” ? À quoi faut-il ressembler aujourd’hui ? » Kader Diaby est un enfant des Internets qui s’est composé bon gré mal gré une identité en forme de mosaïque, entre influences continentales et occidentales, et qui (à juste titre) n’a pas envie de choisir. « Abidjan est un melting-pot de gens de différents horizons. “D’où viens-tu ? Est-ce que tu comprends ton ethnie, ta langue maternelle, etc. ?” sont des questions qu’on me posait souvent, mais je voyais que mes réponses ne satisfaisaient pas. À leurs yeux, j’étais soit trop occidentalisé, soit pas assez. » Shootée de nuit dans un ancien château d’eau désaffecté, en couleur « pour éviter que ce soit sinistre, et avec une lumière dure, pour interpeller », cette série n’en reste pas moins sombre et mystérieuse. Son modèle, le mannequin ivoirien Chérif Douamba, hante les lieux à moitié nu, comme un animal traqué, les membres peints de lignes blanches qui intriguent. On peut y voir des os, le rappel d’ornements corporels traditionnels, mais Diaby y voit plutôt « des synapses, des veines, comme un fluide qui traverse tout son corps, qui transmet des messages », à l’image des réseaux multiples qui ont composé son identité.

Connection, Série Kalô bôla, 2020, film argentique 35 mm. Courtesy de l’artiste et Galerie Number 8 62 -

Marie Gomis-Trezise, directrice de la Galerie Number 8, a craqué pour son « approche très poétique, pleine de sensibilité, d’émotion, de grâce. La série Kalo Bola m’a vraiment mis une grande claque. Je l’ai présentée à la foire 1-54 de Londres en 2020, des petits formats qui ont très bien marché ». On retrouve ici une même esthétique du questionnement, cette fois-ci sur le pouvoir des superstitions liées à la pleine lune : ne pas balayer le soir, éviter de regarder l’astre en face, mélangées aux légendes occidentales sur les loups-garous. « Le noir et blanc permet de faire abstraction de tout ; et l’aspect pas très net, flou, représente l’état similaire de nos connaissances autour de la lune. » Cette exploration des croyances lui a été inspirée par sa grand-mère malinké, « mon socle » dit-il. Prenant racine dans son héritage traditionnel, combiné sans complexe avec un imaginaire forgé par l’Occident, Kader Diaby propulse la photo ouest-africaine vers un onirisme transculturel.

Marie Moignard

Série Miria, iyé i yèrè gniniga, 2021. Courtesy de l’artiste et Galerie Number 8
Série Miria, iyé i yèrè gniniga, 2021. Courtesy de l’artiste et Galerie Number 8
Série Miria, iyé i yèrè gniniga, 2021. Courtesy de l’artiste et Galerie Number 8