Roman graphique : 5 pépites à la loupe

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De Tanger à Berlin, en passant par Falloujah, Paris ou Kinshasa, le roman graphique démontre sa capacité à témoigner du passé ou éclairer le présent. Nos 5 coups de coeur. 

Le Pain nu sur la planche

Condamné dans les années 1970 pour ses engagements politiques, c’est en prison qu’Abdelaziz Mouride découvre Le Pain nu et trace ses premiers dessins. Quelques décennies plus tard, c’est aussi en prison que ce pionnier de la bande dessinée marocaine choisira de situer son adaptation du roman de Mohamed Choukri. Le livre inaugure la nouvelle collection « Littératures graphiques » des éditions Alifbata consacrée aux classiques de la littérature arabe en bande dessinée. On y retrouve Mohamed Choukri relatant à ses codétenus son arrivée à Tanger dans les années 50, le meurtre de son petit frère par son père, sa vie de débauche et de trafics en tout genre… La faim qui tenaille est un motif obsessionnel du livre dont les vignettes aux couleurs souvent sombres ne laissent entrapercevoir aucune ligne d’horizon. Restée inachevée en raison de la disparition de Mouride en 2013, cette adaptation composée de planches à l’aquarelle et au crayon comporte aussi des pages passionnantes relatant la vie du dessinateur. Lui dont le regard critique lui faisait dire, dans un entretien de 2010 relatif au roman de Choukri, que dans « nos sociétés arabes, nous pensons des choses non vécues et nous vivons des choses non pensées ».

Abdelaziz Mouride, Le Pain nu d’après Mohamed Choukri, éditions Alifbata, Collection « Littératures graphiques », 80 p., 260 DH

Paris est une fête

Enfin la réédition d’un biopic sur une figure incontournable des Années folles ! Dans Kiki de Montparnasse, Catel Muller et José-Louis Bocquet redonnent vie à l’égérie de Man Ray, qui fut aussi sa compagne pendant plusieurs années et qui lui inspira ses photographies les plus célèbres. De son vrai nom Alice Prin, Kiki naît en Bourgogne en 1901 et devient rapidement le modèle des plus grands artistes de l’époque : de Soutine à Modigliani, en passant par Kisling et Foujita. Les deux auteurs retracent le parcours tumultueux d’une femme-artiste libre et affranchie, multipliant les voyages et les conquêtes amoureuses. Une femme passionnée dont la déchéance sera à la mesure de son ascension vertigineuse. Le livre restitue avec justesse l’effervescence de ces années où Montmartre était encore « le centre du monde ». Les avant- gardes dadaïstes et surréalistes tiennent alors le haut du pavé et le monde entier afflue à Paris. Des vignettes laissent parfois affleurer un réalisme poétique rappelant tout un pan du cinéma de l’époque, mais ces incursions oniriques auraient gagné à être plus largement développées.

Catel & Bocquet, Kiki de Montparnasse, éditions Casterman, 417 p., 320 DH

La bd comme refuge

Dans Réfugiés à Berlin, l’écrivaine américaine Ali Fitzgerald raconte sa propre expérience au sein d’un centre d’accueil de réfugiés au nord de la capitale allemande. En 2015, elle y anime des ateliers de bande dessinée et croise la route de réfugiés syriens, irakiens, afghans, iraniens ou égyptiens. Au-delà de son aspect documentaire, le livre frappe surtout par le parallèle historique établi entre la situation des réfugiés d’aujourd’hui et des réfugiés d’hier : ces populations juives qui ont fui au début du XXe siècle les pogroms d’Europe de l’Est. Hommage est rendu au romancier et journaliste Joseph Roth pour avoir su témoigner en son temps de ces destins brisés, comme Ali Fitzgerald témoigne aujourd’hui du désintérêt croissant des pays européens à l’égard des réfugiés politiques – quand celui-ci ne se transforme pas en rejet haineux. Si pour son auteure, cet ouvrage répond aux critères du journalisme graphique, elle préfère parler de « non-fiction graphique surréelle », sans doute en raison de l’apologie qui est la sienne d’une société démocratique multiethnique dont beaucoup de pays semblent s’éloigner, à grands bruits de bottes !

Ali Fitzgerald, Réfugiés à Berlin, éditions Presque Lune, 200 p., 300 DH

Remember Kinshasa, 1974

Le combat qui a opposé Mohamed Ali à George Foreman a largement façonné l’imaginaire collectif et l’art congolais. Le roman graphique Mohamed Ali, Kinshasa 1974 apporte un nouvel éclairage documentaire sur cette rencontre légendaire en s’appuyant sur des images du photoreporter Abbas (agence Magnum). Ces photos magnifiques sont accompagnées de dessins réalisés par Rafael Ortiz, d’après un scenario de Jean-David Morvan. Le match est ainsi raconté de l’intérieur, à travers les souvenirs d’Abbas, originaire d’Iran mais véritablement né à la photographie pendant la guerre d’Algérie : « La guerre d’indépendance m’a donné l’impulsion de faire du journalisme », confie ainsi son personnage. Si l’on apprend peu de choses concernant les coulisses du combat ayant eu lieu dans l’ex-Zaïre de Mobutu – combat présenté comme « l’une des plus grosses opérations de comm’ de tous les temps » –, on apprécie les nombreux flashbacks retraçant les parcours conjoints des deux boxeurs, de même que ces moments plus intimes où l’ancien Cassius Clay fait part de ses doutes à son entraîneur. Mais le « pouvoir de l’intellect » d’Ali, dont la tactique consiste à fatiguer Foreman jusqu’à l’épuisement, l’emportera sur la force. Une leçon pour aujourd’hui.

Mohamed Ali, Kinshasa 1974, Abbas, Jean-David Morvan et Rafael Ortiz, Magnum Photos, éditions Dupuis, « Aire Libre », 136 p., 320 DH

Crime de guerre à Falloujah

Falloujah ; Ma campagne perdue est le récit d’une enquête réalisée par le grand reporter franco-irakien Feurat Alani. Lauréat du prix Albert Londres du livre en 2019 pour Le Parfum d’Irak, il dénonce ici l’utilisation par l’armée américaine d’armes chimiques, vraisemblablement à l’uranium enrichi, lors des opérations Vigilant Resolve et Phantom Fury, en 2004. En collaboration avec le dessinateur Halim, Feurat Alani parvient à la fois à rendre compte d’une investigation des plus rigoureuses et à poétiser le réel : « Dans la fiction, il y a un espace et une liberté que n’offre pas toujours le documentaire. Mon métier est de raconter les histoires de ceux que j’estime oubliés », nous confie-t-il. Le trait du dessinateur Halim, que Feurat Alani présente comme un artiste « très engagé et humain », est précis, nerveux. Le parti pris du noir et blanc dramatise sans fioritures le récit, que l’auteur parsème de souvenirs plus personnels liés à son enfance. Les choix diversifiés des vignettes arrivent aussi bien à souligner le chaos de la guerre qu’à suggérer, en filigrane, la dignité de tout un peuple.

Feurat Alani, Halim, Falloujah ; Ma campagne perdue, éditions Les Escales, Steinkis, Collection « Témoins du monde », 128 p., 230 DH

Olivier Rachet