Stephan Gladieu : Homo detritus, espèce en voie d’expansion

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Entre rite et fantasmagorie, Stephan Gladieu met en scène les Homo detritus, des performeurs entièrement parés de déchets qui déambulent dans les rues de Kinshasa. Une critique grinçante des crises sociales et écologiques qui gangrènent la république démocratique du Congo.

Leur seule apparition suscite malaise ou hilarité. Vêtus de pied en cap de canettes, de boîtes de conserve,  de bidons, de caoutchouc ou encore de carton, les performeurs du collectif congolais « Ndaku ya – la vie est belle » font partie du quotidien de Kinshasa. Ces créatures fantastiques nées de nos déchets, comme des excroissances malignes de nos sociétés malades, peuplent la série Homo detritus réalisée avec grâce et humour par Stephan Gladieu, qui s’est vu ouvrir les portes de leur univers. Le photographe français découvre alors un groupe hétéroclite, composé d’enfants des rues, de femmes, de jeunes issus de milieux défavorisés et d’artistes formés aux Beaux-Arts. Époustouflé par leur « créativité innée », il décide de « prolonger ce côté grinçant et dérangeant » des défilés en les accompagnant pendant un mois dans leur démarche créatrice : il participe à leurs débats sur les problématiques environnementales ou sociales qui les touchent au plus près, tout en contribuant à la collecte de matériaux.

À Kinshasa, rebaptisée tristement Kin la poubelle, « les déchets sont partout ! C’est ce qu’il y a de plus abondant. Très naturellement, c’est avec ces ordures que les plus jeunes ont commencé à jouer, puis à créer des masques », explique Stephan Gladieu. D’abord motivée par « le fantasme enfantin de se transformer en robots », cette démarche créative n’était pas conceptualisée. Elle a toutefois naturellement cohabité avec la tradition vernaculaire et hautement symbolique du masque intégral, dans une forme de « théâtralité sacralisée » précise le photographe.

C’est au contact de certains artistes du collectif comme Eddy Ekete, l’un des membres fondateurs, ou de Junior Longalonga, alias Savant-Noir, l’homme caoutchouc, qu’une approche davantage conscientisée a été adoptée. « Cet homme d’âge mûr a réinventé le masque africain », affirme Stephan Gladieu. Dissimulé derrière d’immenses franges de chambre à air, privé de mains, le performeur offre une vision spectrale et perturbante. Il dénonce avec cynisme et humour une sombre page de l’histoire congolaise : l’exploitation dévastatrice des champs d’hévéa par les colons belges, qui amputaient des deux mains les travailleurs peu productifs… En choisissant de les photographier dans les ruelles des ghettos de Kinshasa, devant des amoncellements de détritus ou des enseignes bariolées, Stephan Gladieu livre une imagerie esthétique, au service de la « poésie et la légèreté dont ces créateurs font preuve ». Comme un hommage à la tradition de la photographie africaine, il « sort le studio dans la rue » et « le croise avec sa longue expérience du travail de terrain ». Les arrière-plans sont minutieusement choisis, avec une attention singulière portée aux couleurs, marquée par l’influence de coloristes de génie comme Martin Parr ou Alex Webb.

Bien qu’exerçant depuis plus d’une trentaine d’années, Stephan Gladieu ne se sent paradoxalement « réellement photographe que depuis peu », parvenant enfin à trouver un compromis entre sa pratique de portraitiste et l’indispensable narration derrière une image. Lui qui a été l’un des premiers photographes à réaliser des images de l’Afghanistan sous le régime des Talibans des années 90, à rapporter des clichés de la Roumanie sous Ceausescu, à pénétrer dans une Corée du Nord ultraverrouillée, se jouant des frontières dont il a viscéralement horreur, est las désormais des images sensationnalistes, misérabilistes, « qui ne changent finalement rien ». S’il décide d’interpeller les consciences autrement et d’en appeler à « notre responsabilité d’Occidentaux, car c’est nous qui envoyons nos déchets là-bas », il ne se fait pas de « grandes illusions quant à notre égoïsme et cécité ». La messe est dite.

Houda Outarahout

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