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Annie Le Brun « L’image est un agent double du capital »

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Dans son dernier essai Ceci tuera cela – Image, regard et capital, écrit en collaboration avec Juri Armanda, Annie Le Brun analyse les effets d’une diffusion exponentielle des images entraînant une « nouvelle économie du regard » qui n’épargne pas les artistes. Alors qu’apparaissent de nouvelles formes de censure générées par les algorithmes, l’auteure en appelle à une prise de conscience salutaire pour éviter que la relation esthétique ne disparaisse totalement.

La diffusion exponentielle des images, alimentée par les réseaux sociaux, constitue-t-elle une réelle menace ? Les philosophes ne nous apprennent-ils pas depuis Platon à nous en méfier ?

Sans doute est-il une tradition philosophique qui suspecte les images comme génératrices d’irréalité. Seulement aujourd’hui, la situation s’est complètement renversée. C’est par milliards d’images que chaque jour Internet nous impose une réalité numériquement modifiée, qui reconfigure notre rapport au monde. Rien n’existe plus que ce qui est visible. Nous vivons dans cette dictature de la visibilité. Le paradoxe est que l’immatérialité de l’image nous permet d’en dénier la prégnance tyrannique. Là est la nouveauté de cette smart colonization reposant sur une totale instrumentalisation de l’image par le capital, qui a réussi à en faire à la fois le plus sûr moyen de profit et de surveillance.

« Nous habitons désormais une prison d’images », écrivez-vous. Pourquoi ?

Le malheur est que ce constant déferlement d’images nous donne l’illusion d’une liberté sans limites, alors qu’il s’agit du piège d’un système travaillant à la marchandisation de tout, à commencer par notre regard, devenu une énergie plus précieuse que l’or ou le pétrole parce qu’infiniment renouvelable. D’où une nouvelle économie du regard, particulièrement inquiétante. Peu y importe le contenu de l’image, seul compte le nombre de fois qu’elle est visionnée. Car, tel le ver dans le fruit, le nombre s’est installé au cœur de l’image. La première victime en est l’imagination anéantie par ces hordes d’images, qui réalisent ce qu’annonçait Margaret Thatcher dès 1990, « il n’y a pas d’alternative », pour nous convaincre qu’il est impossible d’échapper à ce monde marchand.

En quoi l’image numérique est-elle bien plus qu’une image ?

Jusqu’à la fin du XXe siècle, se présentant toujours comme la possibilité de l’ailleurs, l’image était porteuse de liberté. Seulement, à partir du moment où la technologie numérique a permis de la distribuer aussitôt produite, comme ce fut le cas avec les smartphones, l’image a immédiatement été prise dans la dynamique exponentielle des algorithmes, qui en ont fait la proie du nombre en même temps que l’agent du capital. Et même un agent double, dans la mesure où sa force de séduction sert à nous tromper sur la surenchère entre surveillance et profit, avec laquelle se confond aujourd’hui le devenir du capital. Cela jusqu’à mettre en place à notre insu le plus inquiétant système de « suivi », allant du regard sans yeux du eye tracking à l’image invisible du tracking pixel.

Quelles nouvelles formes de censure voyez-vous à l’oeuvre aujourd’hui, notamment sur Internet ?

D’abord celles s’exerçant à travers une décontextualisation systématique, dont maintes œuvres d’art ont déjà fait les frais. S’y manifeste le plus consternant moralisme induit par celui des algorithmes programmés pour repérer par exemple la nudité, comme on put le voir à propos de la Vénus de Willendorf ou de la Petite Sirène de Copenhague. C’est ce que nous avons appelé le clic éthique, qui n’aura pas été sans formater et légitimer les excès de la cancel culture. Y est à l’œuvre le principe de similarité qui gouverne les algorithmes, à même de provoquer n’importe quel rapprochement formel au détriment du sens, tel celui qui se produisit lors de l’incendie de Notre- Dame de Paris avec l’explosion des Twin Towers. On a pu en rire. C’est pourtant sur ce même principe de similarité que se constituent les fameuses « communautés » d’internautes, se rassemblant pour se ressembler. Celles-ci ne vivent que de cette exclusion de l’altérité, à l’origine de la terrible nouveauté de ce temps : la privatisation de la censure.

Pourquoi assimilez-vous les organisateurs d’expositions et d’événements artistiques à des « DJ culturels » ?

Le battage médiatique dont s’accompagnent les expositions-événements est directement proportionnel à la confusion qu’elles génèrent. Il n’est pas indifférent que la mode soit justement au faux dialogue, reposant sur le même principe de similarité pour toujours aboutir à la neutralisation des œuvres présentées. C’est le travail de nouveaux bateleurs.

Ne pensez-vous pas qu’il soit possible de réenchanter les musées ou de les réinventer ?

Pourquoi pas, même si on n’en prend guère le chemin. Il faudrait que ceux qui en sont responsables prennent leur distance avec la dictature de la visibilité qui détermine aujourd’hui toutes les politiques culturelles. Ce qui vaut pour les artistes. Il est grand temps que les uns et les autres mesurent la multiplicité des enjeux autour du nouveau statut d’une image qui s’est laissé corrompre.

Le titre du livre, qui se réfère à Victor Hugo, suggère-t-il que l’art puisse disparaître ?

La question est plutôt de savoir s’il y a encore un artiste ou quiconque d’autre pour hurler en entendant le conseiller financier-essayiste Alain Minc célébrer l’entreprise commerciale de la Collection Pinault : « C’est un manifeste politique ! Une expo d’anarchistes avec des Noirs, des marginaux qui disent qu’être capitaliste c’est être sensible aux transformations du monde. » (Le Monde du 14 mai 2021). Jusqu’à quand nous laisserons-nous abuser par cette inqualifiable « sensibilité » du capital ? C’est à chacun d’en décider en refusant les images sans imagination, les regards sans yeux et la liberté domestiquée qu’on a le cynisme de nous faire prendre pour la vie, verte ou non.

Propos recueillis par Olivier Rachet

Annie Le Brun et Juri Armanda, Ceci tuera cela -Image, regard et capital, éditions Stock, 306 p., 260 DH.
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