Lancée au début des années 90 sur les bancs de l’université, a vidéo a du mal à atteindre le statut d’œuvre d’art au Maroc. Mais elle reste un passage obligé pour les artistes en quête de renouvellement et de liberté.
On ne sait pas trop quoi en faire. Mi-figue, mi-raisin, la vidéo interroge, bouscule, casse nos repères. C’est un art fou. Un art de la rue, bagarreur, populaire, incisif, retors. C’est sans doute ce qu’a voulu rappeler Jamal Abdennassar en créant en 2010 son concept urbain Casaprojecta, série de projections d’œuvres vidéo dans les différents cafés de la ville. En acceptant toutes formes d’expérimentations, cet ancien élève des Beaux-arts de Casablanca et repenti du secteur de la publicité, s’est donné pour mission de « soutenir des jeunes qui travaillent dans leur coin, les enlever à leur isolement, montrer leur travail. A une seule condition, qu’ils soient sincères dans leur démarche ». Une bouée de sauvetage pour une pratique qui, au Maroc, ne parvient toujours pas à se hisser au rang des arts.
Tout avait pourtant bien commencé. La vidéo déboule au Maroc au début des années 90 sous la forme d’ateliers menés à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Ben’Msik à l’initiative d’une poignée d’acteurs culturels, d’artistes et d’enseignants. En 1993 naît le Festival International d’Art Vidéo (FIAV) dans le cadre d’un programme de coopération avec l’action culturelle de l’Ambassade de France. Parmi les forces vives de ces initiatives, retenons les noms de Marc Mercier, ancien directeur et fondateur du FIAV, Béatrice Bertrand, ex-animatrice culturelle, Hassan Esmili, ex-Doyen de la faculté, Houria Lahlou, Azzeddine Lazrek, ex-directeur d’Art Com et Majid Seddati, animateur des ateliers avant de reprendre la direction du FIAV. « Il y avait une véritable volonté pédagogique et le travail de l’Université fut fondamental. On a aussitôt mesuré le fossé qui existait. Les jeunes parlaient d’esthétique mais personne n’avait de pistes. On entendait "c’est facile, c’est du n’importe quoi". Il y avait une réelle méconnaissance de l’art vidéo alors que ces jeunes avaient ce medium sous leurs yeux depuis toujours avec la télévision, l’Internet », précise l’artiste Mohamed El Baz, alors intervenant au sein du programme.
Les raisons d’une telle confusion : la vidéo est un art conceptuel, abstrait, en perpétuelle mutation. Bahija Lyoubi, ancienne collaboratrice à l’université de Ben M’Sik et responsable de projets chez Ali’N Productions, la société du réalisateur Nabil Ayouch, définit l’art vidéo comme un « rejet systématique des institutions et de la notion d’œuvre d’art d’où la naissance de l’art vidéo inspiré fortement du mouvement dadaïste. Il s’agit d’abolir les frontières entre les arts et de construire un lien entre l’art et la vie ». Pas de définition en termes artistiques donc, la vidéo est d’ores et déjà posée comme un art intellectuel. C’est ce que souligne le vidéaste et réalisateur Wahid El Moutana en qualifiant son public de récepteur : « L’art vidéo est un art démonstratif, non spectaculaire. Il pousse à penser bien plus qu’à sentir ». Dans sa vidéo « L’Homme qui court » (2009), Hassan Darsi se met en scène en train de courir autour de l’enceinte d’un complexe résidentiel abandonné avant la fin de sa construction. Il court encore et encore dans ce qui devient finalement un non-lieu. Très vite et loin de tout plaisir visuel, la vidéo de l’artiste lance un signal d’alerte : cet homme court sans savoir où il va, à l’image des nombreux complexes architecturaux qui au Maroc, démarrent sans se terminer. En jouant sur l’absurde, l’art vidéo révèle les facettes d’un monde complexe que l’artiste interroge de façon subjective.
Le grand chamboulement
La vidéo est une forme audiovisuelle qui a tout chamboulé. Elle a utilisé les défauts de la télévision, a renversé la composante technologique du cinéma. Dès le début des années 30, quelques tentatives voient le jour essayant de briser le centre de l’écran. Dans son film « Napoléon » (1927), Abel Gance retrace la vie de l’Empereur en filmant la même scène sous six angles différents, présentés sur six écrans. La vidéo offre un autre point de vue qui met en jeu le corps des comédiens et très vite, l’œuvre devient une performance. « Dans la vidéo, on est dans quelque chose de très proche de soi, on n’est pas dans l’industrie du cinéma. Plus la vidéo est abstraite, plus elle est intéressante », souligne Jamal Abdennassar. Très vite, la vidéo est considérée comme un champ d’expérimentation permettant aux artistes de sortir des carcans artistiques traditionnels. Elle permet le démantèlement de l’image mais aussi du scénario, ce qui la conduit bien souvent à être accusée de non-sens. En réalité, l’image devient partie intégrante de la vidéo, elle est une personnalité visuelle.
Cet art de la rupture date des années 60 avec le mouvement Fluxus, dont l’artiste Wolf Vostel est l’un des pères fondateurs. Wolf Vostell fut le premier artiste de l’histoire de l’art à intégrer un téléviseur dans une œuvre d’art (La Chambre noire, 1959). Pour certains artistes, cette nouvelle liberté artistique est souvent considérée comme un outil de progrès, un terrain vague permettant d’explorer toutes les facettes de la créativité. L’art vidéo a utilisé ces inventions que sont la télévision et le cinéma avec pour message, celui de chambouler l’esthétique. C’est une réaction à un médium dont le but est de repousser les limites. En juin 2011, la performance d’Hassan Darsi intitulée « Le toit du monde » réunissait six chorégraphes sur le toit des abattoirs de Casablanca, chacun d’entre eux réalisant une danse en fonction des courbures du bâtiment et de leur espace environnant. Les six danseurs filmés indépendamment étaient diffusés en même temps sur deux rangées d’écrans. Le résultat – une nouvelle chorégraphie plus libre et faite de rencontres fortuites – renvoyait à cette réalité plurielle, faite des multiples expériences du monde, qu’offre l’art vidéo.
Des artistes touche à tout
A l’exception d’initiatives telles que le FIAV, le Festival d’Arts Numériques ou encore Casaprojecta et Marrakech Art Fair, rares sont au Maroc les expositions qui ne proposent que de l’art vidéo. Son immersion dans les espaces d’exposition passe généralement par la performance artistique, perçue par les artistes marocains comme un complément, une valeur ajoutée qui viendra enrichir leur propos. Côté mono-bande, la vidéo est surtout un outil permettant de s’affranchir des ficelles du cinéma. « Alors qu’un film est conçu selon les attentes d’un public, selon un cadre précis, la vidéo n’a aucun prérequis. Elle se contre-fiche de plaire ou de répondre aux attentes esthétiques du public. C’est pour cette raison qu’il est essentiel que les cinéastes touchent à la vidéo. Histoire de se libérer de toutes les contraintes du cinéma et d’y revenir enfin, sans frustrations », constate Wahid El Moutana. Présentées à Marrakech Art Fair 2011 dans le cadre d’un programme vidéo, les œuvres « Cadre » et « Mort à l’Aube » de Wahid El Moutana et Hicham Jebbari, réalisées dans le cadre d’un workshop organisé par la société Ali’N Productions, résident précisément à la frontière entre l’art vidéo et le cinéma. D’ailleurs, Ali’N Productions est l’un des rares (si ce n’est le seul) producteurs d’œuvres vidéo, preuve que le dialogue est incontournable.
Ainsi le Maroc compte principalement des artistes polyvalents issus d’autres disciplines comme les arts plastiques (Mohamed El Baz, Brahim Bachiri, Mounir Fatmi, Younes Rahmoun, Bouchra Khalili, Safaa Erruas, Hassan Darsi…), de la musique (Mehdi Halib), de la photographie (Hicham Benohoud, , Noureddine Tilsaghani) ou des arts graphiques (Omar Sabrou, Hind Alliliche, Younes Atbane). Sans oublier les nouveaux artistes sortis des écoles des Beaux-arts de Tétouan et de Casablanca, toujours plus nombreux à chaque manifestation vidéographique, qu’il s’agisse du Festival d’Art Vidéo ou du Festival d’Arts Numériques.
Malgré son existence depuis deux décennies, l’art vidéo reste encore un art mineur, méconnu du grand public. « Si l’art vidéo n’a pas encore trouvé sa place dans le champ de l’art contemporain marocain, ce n’est pas en raison de la rareté ou de la qualité des productions, ni en raison du désintérêt des artistes mais parce qu’il y a encore une réticence de la part de l’institution de l’art qui n’a pas encore reconnu le médium comme forme d’art contemporain doué d’une valeur marchande ». En parlant de valeur marchande, Majid Seddati précise qu’une œuvre d’art est d’abord un objet à vendre, une peinture, un dessin, une sculpture et même, nouvel arrivant sur le marché marocain, une photographie. Des objets destinés à la décoration qui restent finalement bien loin des pratiques artistiques contemporaines dont se répond la vidéo en faisant exploser l’idée même d’œuvre d’art. Ainsi la vidéo est difficilement acceptable dans un secteur artistique basé sur le mercantile comme le dénonce Mohamed Rachdi, artiste, critique d’art et commissaire d’exposition, responsable du mécénat culturel de la Société Générale Maroc : « Le secteur marchand finit par broyer son vrai fond de commerce qui est la création artistique. Au Maroc, on valorise les auteurs qui caressent le goût conformiste de la bourgeoisie. Quand on est face à un art de la perplexité qui ose élargir le champ de nos références, on se met dans une situation où on ne comprend rien. Or c’est un art qui nous apporte quelque chose qui nous échappe. Et c’est précisément à cet art qu’il faut s’intéresser.» En arrivant à la Société Générale en 2008, Mohamed Rachdi a fabriqué un box destiné aux projections et inauguré en 2009 avec l’exposition « Corps et Figures du corps » qui présentait entre autres les œuvres d’Hassan Darsi. En décembre 2010, l’exposition « Nature et Paysages » a révélé au grand public le talent d’artistes comme Mehdi Georges Lahlou. C’est à ce moment que les pratiques artistiques novatrices ont commencé à entrer dans les institutions marocaines. La vidéo institutionnalisée a permis la légitimation d’un art qui jusque-là, se présentait à l’étranger ou dans des lieux périphériques et alternatifs. Pourtant, le chemin est encore long. « Il faut une politique volontariste, des budgets pour des colloques et tout un travail de médiation, de recherche scientifique et de publication. Aujourd’hui, on est juste dans la communication qui sert d’autres intérêts que ceux de l’art et la culture. Quand on dit que notre scène artistique est en effervescence, je dis oui et non. Oui sur un marché, celui limité à certains objets. Non sur l’essentiel : la créativité ».
Aurélie Martin