À Berlin, on invente des lieux et un état d’esprit, mais le marché se passe ailleurs. Il y a vingt ans, les artistes et les galeristes sont surtout venus y trouver une vitalité et une liberté sans commune mesure. Qu’en reste-t-il ?
Le Berlin des années 90 reste dans les esprits comme un laboratoire créatif sans pareil, une fête géante ininterrompue mélangeant les genres, débordant de lieux expérimentaux, de galeries éphémères dans des bâtiments improbables souvent bricolés de toutes parts. Le souffle arty chaotique berlinois est alors un vent frais, attirant en masse non seulement les jeunes artistes séduits par les ateliers spacieux et bon marché de la ville, mais aussi des artistes déjà reconnus sur le plan international comme Olafur Eliasson, Thomas Demand, Anri Sala ou Tacita Dean. À la fin des années 90 et au début des années 2000, Berlin s’impose comme la première scène prospective d’Europe en matière d’art contemporain et de musique électro, mais les choses ont sensiblement changé ces dix dernières années.
La fin des squats
L’esprit bohème s’est étiolé au fil du temps. Certains parlent même d’un embourgeoisement. La fermeture en 2012 du plus célèbre squat de Berlin, le Tacheles (signifiant « franc-parler » en yiddish), qui attirait 400 000 visiteurs par an, a marqué le fort ralentissement de la liberté créative. Si la flambée des prix de l’immobilier a poussé à évacuer les artistes squatteurs, la scène berlinoise n’est pas morte pour autant. Il existe encore des lieux alternatifs comme le Haus Schwarzenberg, le RAW-tempel ou le Kastanienallee 86. Mais force est de constater que Berlin s’est profondément transformée pour se professionnaliser en matière de marché. De puissantes galeries s’y sont implantées depuis le début des années 2000, à l’image de Michael Janssen, de la galerie Konrad Fischer ou de la galerie Jablonka. Cette dernière travaille notamment avec Nobuyoshi Araki, Miquel Barcelo, Francesco Clemente, Mike Kelley, David Lachapelle ou Richard Prince, des poids lourds du marché. Autre galerie incontournable, Johann König, que l’on retrouve sur les grands salons internationaux et qui travaille avec une trentaine d’artistes, dont Tatiana Trouvé, Erwin Wurm ou Camille Henrot. En dehors de ces moteurs du marché de l’art, l’atout majeur de Berlin passe toujours par ses vastes espaces d’exposition dédiés à l’art, des espaces hors du commun par rapport aux autres pays européens. Il en va ainsi de la célèbre Hamburger Bahnhof, ancienne gare reconvertie en musée d’art contemporain depuis 1996, dont les collections recèlent des œuvres de Joseph Beuys, Anselm Kiefer, Roy Lichtenstein, Andy Warhol ou encore Cy Twombly. Autre lieu phare, la C/O Gallery dédie ses 2 000 mètres carrés aux photographes les plus célèbres de notre époque (Robert Mapplethorpe, Peter Lindbergh ou Annie Leibovitz) jusqu’à la scène plus prospective. Plus spacieux encore, la Sammlung Boros déploie 3 000 mètres carrés d’espaces d’exposition, offrant une sélection pointue en matière d’art contemporain depuis 2008, avec des œuvres de Wolfgang Tillmans, Ai Weiwei, Olafur Eliason ou Thomas Ruff. Cette collection est d’autant plus prisée qu’elle joue sur la rareté, en ouvrant ses portes le week-end et sur rendez-vous uniquement.
Face à la disparition des squats arty, le nouveau piment de Berlin serait à trouver du côté de ces grands espaces aux propositions savamment maîtrisées. Il est peut-être aussi à chercher du côté des collectionneurs privés qui, comme c’est parfois le cas à Bruxelles ou à Miami, n’hésitent pas à ouvrir leurs collections personnelles au public, à l’instar de la collection privée connue sous le nom de Me Collectors Room. Ouverte au public depuis six ans, elle dévoile la collection de Thomas Olbricht, un chimiste, médecin et endocrinologue passionné par les grandes thématiques existentielles dans l’art. L’amour, la vie, la mort sont ainsi explorés à travers une pléiade d’artistes majeurs dont Thomas Schütte, Eric Fischl, Cindy Sherman, Marlene Dumas ou encore Gerhard Richter.
Dynamiser le marché local
Avec ses expositions de grande envergure et ses artistes phares sur la scène internationale, le nouveau Berlin travaille pour son rayonnement et cherche, face à Munich et à Cologne, des modes de fonctionnement pour ne pas manquer le train de la globalisation du marché de l’art. Certes, Berlin a sa propre biennale d’art (organisée par le KW Institute for Contemporary Art au mois de septembre) et ses foires, dont Positions Berlin (en septembre également avec 80 galeries internationales). Néanmoins, ces événements ne sont pas aussi courus, en-dehors des frontières, que ne le sont les grandes biennales et foires d’autres pays européens, comme l’Italie ou la France. Afin de vitaliser le marché de l’art local, les acteurs culturels berlinois cherchent à faire événement. Ils se regroupent plusieurs fois dans l’année, pour Art Berlin Contemporary (en septembre) et Xpositions (en avril), deux rendez-vous visant à regrouper les forces des diverses galeries de la ville et à produire un impact marketing commun. Bien que Berlin soit riche en termes d’offre culturelle, il est vital de trouver des solutions pour insuffler constamment de l’élan, car le marché local manque de puissance. Un constat applicable à l’ensemble du pays.
L’Allemagne est la cinquième place de marché mondiale pour la vente d’œuvres d’art aux enchères. Un classement tout à fait honorable, sachant qu’elle ne représente que 2 % du produit des ventes d’œuvres d’art dans le monde. Ce résultat pourrait être bien meilleur car certains artistes allemands sont tout aussi bien cotés que des sommités américaines, notamment les artistes « historiques » du XXe siècle, tels que Ernst Ludwig Kirchner, Max Ernst, Emil Nolde et Josef Albers. Par ailleurs, plusieurs artistes d’après-guerre et contemporains sont référencés parmi les 500 artistes les plus performants du monde sur le marché des enchères, dont Neo Rauch (né en 1960), Martin Kippenberger (1953-1997), Albert Oehlen (né en 1954), Thomas Struth (né en 1954), Thomas Schütte (né en 1954), Jörg Immendorff (1945-2007), Ruby Sterling (né en 1972) et bien sûr Gerhard Richter (né en 1932). Or, il se trouve que ces grands artistes sont mieux représentés aux enchères en dehors de l’Allemagne. Et ce n’est pas Berlin que l’on choisit pour bâtir une carrière. Gerhard Richter, l’un des artistes les plus cotés du monde, vit et travaille à Cologne, tandis que Thomas Schütte et Thomas Struth vivent à Düsseldorf et que Anselm Kiefer s’est établi en France au début des années 90.
Un cruel paradoxe
L’artiste contemporain allemand le plus célèbre, Lucian Freud, est né à Berlin mais a grandi à Londres, sa famille ayant fui le nazisme. C’est le seul artiste d’origine allemande dont une œuvre ait dépassé le seuil des 50 millions de dollars l’an dernier, au même titre que les grands artistes américains Roy Lichtenstein, Cy Twombly et Andy Warhol, tous classés au top 10 mondial par produit de ventes. L’œuvre en question est Benefits Supervisor Resting, adjugée à plus de 56 millions de dollars chez Christie’s New York, le 13 mai 2015. L’artiste a aussi été âprement disputé lors des récentes vacations de février 2016, avec la vente de Pregnant girl chez Sotheby’s, une toile intimiste estimée à 15 millions de dollars et finalement vendue à 23,2 millions à Londres.
Plus de la moitié des recettes de Lucian Freud sont logiquement enregistrées dans la capitale britannique où il a vécu jusqu’à sa mort en 2011. Ses œuvres importantes sont absentes des salles de ventes berlinoises, Londres et New York raflant tout… La carrière et la cote des grands artistes allemands trouveraient-elles un meilleur tremplin à l’étranger ? Prenons l’exemple d’Anselm Kiefer, à qui le Centre Pompidou de Paris rendait récemment hommage à travers une rétrospective conséquente. Son record d’enchère historique à Berlin culmine à 390 000 dollars depuis le 28 novembre 2014 chez la société de ventes Villa Grisebach. Alors que son record absolu est dix fois supérieur et qu’il a été frappé à Londres. La sanction du marché a quelque chose de cruel : plus les artistes allemands s’avèrent cotés, plus ils échappent aux maisons de ventes allemandes. Or, avec les immenses artistes historiques et contemporains allemands largement convoités à travers le monde, les sociétés de ventes locales détiennent un atout majeur pour mieux faire.
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