L’artiste vidéaste franco-marocaine explore les trajets migratoires, les zones frontalières et les existences clandestines. Rencontre avec une démarche entre deux rives.
Née à Casablanca en 1975, Bouchra Khalili a étudié le cinéma en France et les arts plastiques à l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy. Son travail se concentre sur la vidéo avec laquelle elle explore les trajets migratoires contemporains dans une réflexion sur la notion d’existence clandestine et la création de nouvelles formes narratives. Exposée au MoMA, à la 10e Biennale de Sharjah, à la galerie Marian Goodman et à la 3e Biennale de Thessalonique, Bouchra Khalili participe cette année à deux importants programmes de résidence, à Berlin et New-York. Représentée par la galerie Polaris et la galerieofmarseille – comme sa consœur Yto Barrada, avec qui elle a fondé la Cinémathèque de Tanger -, son travail est actuellement visible à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (Paris).
Vous avez débuté avec la photographie avant de vous tourner vers la vidéo, qui est devenue votre médium de prédilection. Pourquoi ce choix ?
Bouchra Khalili : Mon médium de prédilection est effectivement la vidéo, mais pensé en relation avec l’espace d’exposition que je vois comme une sorte de salle de montage où les œuvres s’articulent entre elles et génèrent des connexions qui n’étaient pas nécessairement visibles avant que les œuvres soient mises en présence les unes avec les autres. Ce qui me fait dire qu’en réalité tous mes projets sont des installations. Il m’arrive aussi de produire des œuvres sur papier comme Entrez dans l’Histoire (2008) ou la série des Constellations (2011), un ensemble de huit sérigraphies. Récemment, je suis également revenue à la photographie – qui est le premier médium que j’ai utilisé – pour une série produite aux Etats-Unis, intitulée Wet Feet.
Les notions de passage et de frontières forment une constante dans votre travail, symbolisée par la figure du migrant et son histoire. Qu’est-ce que l’immigré, son récit et la géographie qui en découle disent-ils sur notre monde ?
Mon travail porte davantage sur la notion « d’existences clandestines » et de ces zones de transit à la fois spatiales, temporelles, et existentielles, qui sont marquées par l’attente. On peut dire que ces espaces de « latence », ces vies en « latence » disent un envers du monde, sa part invisible, sa marge, mais qui paradoxalement en disent long sur nous et sur le monde dans lequel nous vivons. Edward Saïd disait que c’est précisément l’exil qui peut « nous fournir de nouvelles formes narratives ». Or, produire une image de ces vies exiliques c’est aussi essayer de représenter une forme d’invisibilité. Il y a là à la fois un projet esthétique et une tentative de faire le récit de ces existences. Et aussi une réponse au discours dominant, en montrant que la clandestinité, la traversée de frontières, est une forme de résistance à l’arbitraire et au contrôle des corps, des vies et des territoires.
Pour « Mapping Journey », une série de vidéos où des migrants tracent sur une carte leurs périples à travers le monde, vous vous êtes rendue dans plusieurs villes. Comment avez-vous rencontré et choisi vos témoins ?
Concrètement, j’ai produit huit vidéos entre Marseille, Ramallah, Bari, Rome, Barcelone et Istanbul. La géographie du projet était définie dès le départ. Il n’y a pas eu de sélection ou de casting des personnes qui ont participé au projet, mais des rencontres qui arrivent à partir du moment où j’accepte de me perdre dans une ville. C’est une démarche très difficile à décrire, parce qu’elle se confond avec la vie, avec le temps que je passe dans des endroits très précis. Il n’y a donc pas de recherches d’efficacité en termes de production – je passe même beaucoup de temps à en perdre -, mais c’est paradoxalement la condition sine qua non à ce processus.
Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser des cartes géographiques comme véhicule des histoires racontées par les migrants ?
ci, la carte est moins le véhicule que la page sur laquelle s’écrit et se lit une trajectoire. Elle est aussi une image de l’oppression. Y dessiner au feutre indélébile sa trajectoire clandestine, c’est aussi un geste de résistance contre l’arbitraire du tracé des frontières dont la carte est la représentation. En ce sens, la carte géographique est avant tout un outil de pouvoir, et il s’agissait donc de renverser ce pouvoir en permettant à des personnes qui sont dans des situations de clandestinité de produire leur propre cartographie, une cartographie qui n’est pas dans le tracé normatif des frontières, mais dans l’articulation entre une parole, un récit, un geste et un dessin qui sont absolument singuliers et qui, pourtant, inventent des routes, résistent.
Ce qui frappe dans les récits de ces protagonistes, c'est la précision et l'abondance d'éléments factuels. Quelle a été votre méthode de travail, de recueillement de la parole ?
Il n’y a pas de répétitions au sens théâtral ou cinématographique du terme. Plutôt des conversations souvent informelles qui sont une manière d’écrire sans l’écriture, de sorte que ma présence et mon écoute deviennent un catalyseur de récit. Ensuite seulement peut intervenir l’enregistrement, qui se fait en une seule prise. C’est ce qui rend la parole si libre et pourtant rigoureuse. Je pose peu de questions, mais toujours très précises parce que je suis particulièrement attachée aux détails, à des faits qui semblent anecdotiques, mais qui permettent d’échapper à l’exemplarité au profit de singularités qui sont justement le lieu de l’art.
D’où la présence de plusieurs langues dans certaines de vos vidéos ?
Oui, tout à fait. Dans « The Mapping Journey Project », on entend quatre dialectes arabes : marocain, algérien, tunisien et palestinien. C’est une manière d’échapper au discours dominant sur la région et de montrer des particularités, y compris linguistiques. Parler, c’est aussi évoquer une réalité précise qui s’exprime différemment d’une langue à l’autre. Les langues de minorités notamment, qu’on entend trop peu souvent, expriment des situations aux marges des sphères politiques, sociales et territoriales. Il y a enfin ma croyance – peut-être naïve – que seule la singularité est universelle.
Que ce soit dans « Mapping Journey », « Circle Line » ou « Straight Stories », les visages des protagonistes ne sont jamais révélés. Seules leurs voix subsistent. Pourquoi ce choix ?
Pour ces projets, j’ai essayé de déplacer la question de l’incarnation sur le terrain du son et pas de celui du visage par exemple, qui fait souvent écran. Dans mes vidéos, le son et le récit ne sont ni de la voix-off, ni du commentaire. Le son et la voix semblent tout à fait autonomes et c’est ce qui leur permet de devenir une dimension de l’image, une porte ouverte sur l’imaginaire, des intervalles que le spectateur peut investir. C’est quasiment la définition du montage, mais pensé à partir des relations complexes qu’entretiennent l’image et le son.
Story Mapping, la monographie qui vous a été consacrée en 2010, parle de votre engagement dans une « pratique impure » de la vidéo. Qu'est-ce que cela signifie ?
La vidéo est « bâtarde ». Elle est née au croisement de la télévision et du cinéma, et son usage – à l’origine – n’était pas vraiment défini. Ça situe ce médium aux frontières, dans une zone instable et fragile, mais qui paradoxalement me convient très bien.
À l'instar de la photographie, la vidéo tient une place de plus en plus importante chez les artistes du monde arabe. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Le monde arabe est pleinement inscrit dans la modernité, contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire. Il y a donc une urgence à montrer les changements radicaux et complexes dont nous sommes les témoins et souvent les acteurs. Les images enregistrées trouvent évidemment un usage pertinent dans ce contexte parce qu’elles permettent à la fois de montrer ces états du monde et de les réfléchir dans les deux sens du terme.
Quels sont les artistes qui vous inspirent ?
BOUCHRA KHALILI : J’aimerais dire que j’ai été inspirée par tel ou tel artiste, mais il se trouve que mon imaginaire et mon rapport à l’image et au récit se sont formés au contact des films et des livres. Par exemple,ceux de Pasolini, Jean Rouch, Straub et Huillet, Duras, Edward Saïd, Glauber Rocha, Mohamed Choukri, etc. Les villes jouent aussi un rôle capital dans mon travail. Il y a des endroits du monde qui ne cessent de me fasciner – Naples, Istanbul ou Casablanca – et qui sont nécessaire à mon processus de travail. C’est une liste qui peut sembler un peu bizarre, mais j’aime les connexions qui ne sont pas évidentes, qui donnent à réfléchir.
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