Il y a dans l’oeuvre de Cherkaoui une substance «marocaine» qui résiste à l’abstraction. Ce qui fait finalement de lui, si on compare son oeuvre à d’autres modernités locales, un artiste mondial.
Ahmed Cherkaoui appartient à la première génération de peintres modernes marocains, de peintres abstraits marocains et, de fait, de peintres marocains tout court (plus âgée, et autodidacte, Chaïbia Talal ne peint probablement pas avant les années 60). Que veut dire, s’agissant de Cherkaoui, abstrait, ou moderne, marocain ? La réponse à cette question – ou à ce problème – se trouve dans ses toiles, mais pas entièrement. Abstraites en cela qu’elles sont dégagées de toutes contraintes mimétiques, les couleurs .ploient librement un chromatisme subtil et somptueux. La fougue des rouges, verts, jaunes, bleus, violets presque purs est d’autant plus ardente qu’elle est presque partout recouverte par des couches de peinture plus sombre, jusques aux noirs, qui la matissent et la déclinent en bistre, magenta, vert-de-gris ou terre de Sienne, tandis que de vastes aplats de blanc crayeux, un peu gris, un peu sale, loin de l’exalter, l’amendent. Ce flamboiement sombre, terreux, .teint, c’est bien sûr celui des paysages et des douars du Maroc : terres rouges et ocre, montagnes violac.es, terrasses et huis chaulés. En sorte que, au moins dans sa dimension chromatique, l’abstraction n’est pas si théorique, si radicale, qu’elle a pu l’être chez les maîtres européens, Mondrian ou Malevitch, qui l’ont instituée. C’est, ici, un paysage dont les formes sont sans doute non figuratives, mais dont la substance « marocaine », elle, n’est pas abstraite ou, ce qui revient au même, résiste à l’abstraction.
Des formes de ces couleurs, on a souvent not. l’apparence de signes. Cherkaoui, d’abord, compose ses toiles à partir d’un trac. structurant, marqué en noir ou en sombre d’un pinceau épais qui, sans être une écriture, n’en entretient pas moins un lien étroit avec un principe scriptural : littéralité sans lettres, mais qui en conserve le geste cursif du tracé. (À ce propos, notons que Cherkaoui signe, quand il signe, côté face de la toile, en majuscules latines : écriture autre et écriture de l’autre – du protecteur, dans le contexte à la fois politique et personnel qui est le sien vers 1956). Les événements picturaux de ses toiles prennent place dans les espaces aménagés par cette graphie déterminante, liant d’un trait des sections de cercle. Et il s’agit alors, encore, de formes en lesquelles on a
appris à identifier des signes : chevrons, points, ronds, quand bien même elles ne signifieraient rien. L’époque est marquée par les travaux d’André Leroi-Gourhan sur les signes pariétaux des grottes pr.historiques – chevrons, points, ronds – ainsi que par l’intérêt des folkloristes pour les sémiologies vernaculaires. Là encore, ce qui est abstrait dans les oeuvres d’Ahmed Cherkaoui, c’est la signification des signes et leur site. Ce ne sont pas ceux tracés au henné sur le front et les mains des femmes, noués en laine sur les tapis et les couvertures ou scarifiés dans la terre fraîche des poteries ; ils ne disent pas l’appartenance tribale, ni la géographie ni la cosmogonie des nomadismes, et pas d’avantage la distribution des lopins.
Bruno Nassim Aboudrar