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Driss Ksikes : « L’indiscipline est une conscience nécessaire »

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Dans son dernier essai, Les sentiers de l’indiscipline, l’écrivain et essayiste invite à s’affranchir des académismes pour faire l’épreuve de la liberté de penser et de créer, célébrant au passage l’indisciplinarité des artistes.

La condition de l’artiste est d’être, selon vous, indiscipliné. N’est-il pas aussi tributaire des lois du marché et du goût de son époque, entravant parfois sa liberté de créer ?

La question se pose à deux niveaux. D’abord dans l’attitude éthique de l’artiste vis-à-vis de lui-même et de sa fabrique esthétique. En cherchant à être le plus juste à l’égard de sa sensibilité, de ses lieux de vie et sites d’observation, il part certes d’une discipline artistique acquise par apprentissages et accumulations, mais il cherche constamment à s’en distancer pour être le plus proche possible de ce qu’il désire être ou dire. Maintenant, concernant le rapport au marché, aux réseaux et autres modes ambiantes, tout dépend si l’artiste cherche à forger sa singularité ou s’il cherche à s’adapter aux normes dominantes, s’il cherche à construire son chemin à partir de circuits inhabituels ou s’il cherche à être dans le mainstream, bankable, d’emblée reconnaissable. L’indiscipline est une exigence double, vis à- vis de ses propres moyens et du regard des autres. Ce n’est pas une utopie irréaliste, mais une conscience nécessaire.

Votre distance critique à l’égard de la notion de discipline discrédite-t-elle plutôt les champs constitués du savoir ou leurs modalités de légitimation ou de contrôle ?

Les deux sont imbriqués. Les disciplines comme catégories de savoirs ne sont pas dissociables des enjeux de pouvoir qui les légitiment et peuvent leur donner, par l’expertise, une prééminence sur les autres. Les disciplines en soi sont certes nécessaires pour construire un pan de connaissances, mais sont souvent limitatives lorsqu’il s’agit d’appréhender la complexité du monde et du réel. Mettre l’humain au cœur de nos préoccupations, au lieu d’une sorte de compétition sur la prétention de vérité, nous oblige à prendre de la distance vis à-vis des disciplines comme instances de savoir et de pouvoir. L’indiscipline, dans ce cas, nous aide à relativiser l’apport des champs de savoir, de comprendre que ce sont avant tout des construits intellectuels, méthodologiques et discursifs. Et que sans dialectique assumée entre littératures et sciences, entre modèles et récits, nous serions souvent bernés.

Vous évoquez les résistances que rencontrent en Europe les études décoloniales ou postcoloniales et défendez au passage l’idée d’un « universel pluriel ». Comment éviter que ces nouveaux champs du savoir ne se transforment eux aussi en doxa ?

Tout est une affaire de pensée critique. Il ne s’agit pas de substituer au colonial de l’identitaire, ou à la déconstruction des modes de production et de catégorisation des savoirs et des imaginaires, une autosatisfaction mortifère. Il s’agit avant tout de repenser les hiérarchies, de se débarrasser de l’eurocentrisme ou l’occidentalocentrisme, non pour prendre une quelconque revanche, mais pour revisiter avec lucidité les affluents multiples de l’universel. Cela nécessite d’être plus attentifs à des récits oblitérés, oubliés, effacés, et de les remembrer avec la pensée qui émerge du tout-monde, comme le dit si justement Édouard Glissant. Dans des contextes comme le nôtre où le postcolonial a longtemps été phagocyté par les fondamentalismes et amoindri par des élites déconnectées de leurs réalités, il est nécessaire de réinventer l’humanisme à partir du Sud et de repenser le monde à partir de nos connaissances empiriques et la pluralité de nos récits.

Vous posez trois conditions à l’indisciplinarité de l’art : la liberté, l’ancrage et le lien. N’est-ce pas contradictoire avec votre invitation à se décentrer ? Pourquoi penser de manière binaire ?

L’ancrage ne s’oppose pas au décentrement. Il peut lui donner plus de force. Reprenons ces trois notions. La liberté, d’abord, n’est pas réductible à l’expression d’un désir mais extensible à l’expression autonome de chacun à partir de sa conscience du monde autour. Être libre en connaissance de cause nécessite de sortir de son entre-soi, de sa zone de confort. L’ancrage, ensuite, est déterminant pour chaque artiste afin d’affirmer sa position, le lieu à partir duquel il crée, avec ce que cela suppose de responsabilité éthique à l’égard de ce topos, de ces héritages et autres résonances. Le lien, enfin, est ce qui aide à dépasser la reproduction du même pour aller vers sa réinvention. Être en relation avec l’autre, le différent, l’inattendu, l’imprévu, c’est ce qui vivifie la création et l’aide, tout en étant ancrée, à ne pas être essentialiste.

Vous rendez justice à des lieux culturels alternatifs marocains tels que Le Cube, Le 18, L’appartement 22, Think Tanger ou Kulte, dans lesquels s’exerce une liberté de pensée inédite. En quoi ces espaces ouvrent-ils les sentiers de l’indiscipline ?

Michel Foucault désigne ces lieux où le différent émerge, est rendu possible, comme des hétérotopies. Ce sont des lieux alternatifs ou non conventionnels, qui ne se contentent pas d’afficher de l’art comme produit d’appel, mais comme un moyen autre de produire de la connaissance, comme une manière d’être différemment dans l’espace public, comme des fenêtres ouvertes afin que s’enclenche un débat ouvert entre créateurs, acteurs culturels et chercheurs. En se mettant à l’intersection de plusieurs modalités de discours, au plus près de leurs lieux d’ancrage, en mettant en lien des individus et communautés rarement en interaction, ces espaces et leurs initiateurs, eux-mêmes des artistes sensibles, agissent comme des connecteurs organiques permettant à une pensée autre d’émerger, à la marge.

Propos recueillis par Olivier Rachet

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