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FARID BELKAHIA ET L’ÉCOLE DES BEAUX-ARTS DE CASABLANCA: L’INVENTION D’UNE AUTRE MODERNITÉ

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À l’époque où elle est dirigée par Farid Belkahia, de 1962 à 1974, l’École des beaux-arts de Casablanca est l’incubateur de la modernité artistique post-Indépendance. Avec les artistes-enseignants et les chercheurs dont il s’est entouré – Mohamed Melehi, Mohamed Chebâa, Toni Maraini, Bert Flint… –, Belkahia initie la réflexion sur la décolonisation culturelle et la réappropriation du patrimoine artisanal, tout en approfondissant ses propres recherches sur le cuivre. La Fondation Farid Belkahia, avec le soutien de la Fondation OCP, célèbre cette décennie fondatrice à travers une vaste exposition curatée par Rajae Benchemsi et Brahim Alaoui.

 

Brahim Alaoui

 

 

 

Revenir sur l’expérience de l’École des beaux-arts de Casablanca dans les années 1960 permet de revisiter le contexte de l’émergence d’une modernité artistique postcoloniale au Maroc, dont Farid Belkahia incarne la figure centrale. Car cette école, dont il a été le directeur de 1962 à 1974, a servi de laboratoire à Belkahia et à ses compagnons de route, artistes-enseignants, pour mener une réflexion et des expériences sur les nouvelles voies d’accès à la modernité en repensant la création dans une relation dialectique entre le spécifiquement local et l’international. 

Farid Belkahia est né en 1934 à Marrakech, dans un Maroc sous protectorat français, au sein d’une famille ouverte au cosmopolitisme. Sa vocation artistique et son esprit rebelle se manifestent dès son adolescence, alors qu’il pratique la peinture figurative en autodidacte. De sa jeunesse, Farid rappelle, lors d’un entretien qu’il m’a accordé en 2009, que « les années 1952, 1953 et 1954 ont été décisives pour moi; le Maroc vivait un moment très difficile et j’avais besoin de m’exprimer. Le travail de ces années-là était d’une grande tristesse et sombre, à l’image de la souffrance des Marocains à cette époque ». C’est à cette période qu’il peint une gouache intitulée Mohammed V dans la lune (1953). En 1955, à la veille de l’indépendance du Maroc, il part faire ses études à Paris et s’inscrit aux BeauxArts, où il suit les cours à son rythme tout en s’immergeant dans le bouillonnement culturel et artistique qui prévaut alors. Il découvre musées et galeries, se passionne pour la culture de l’image et fréquente assidûment la cinémathèque de Paris. Belkahia côtoie également l’élite marocaine en formation dans la capitale française. Elle célèbre l’indépendance du pays en 1956 dans un contexte de décolonisation et d’émergence de la notion de « tiers-monde », qui rencontre un écho enthousiaste parmi les intellectuels de la diaspora maghrébine et africaine en France en levant de profondes espérances d’émancipation pour leur pays. 

 

DÉCOLONISER LES IMAGINAIRES

Farid Belkahia demeure attentif à la voie qu’adopte le mouvement des non-alignés, formé par les pays nouvellement souverains ne souhaitant pas s’inscrire dans la logique de la guerre froide qui divisait le monde en deux blocs, soviétique et occidental. En revanche, ces pays veulent accélérer la décolonisation. Il prend conscience de la nécessaire « décolonisation des imaginaires » à l’égard de l’autre et décide, après quatre années passées à Paris, d’aller voir ce qu'il se passe ailleurs. « Après mes études à Paris, j’ai voulu voir comment le communisme et le socialisme avaient trouvé des réponses à des problématiques culturelles », confie-t-il à Kenza Sefrioui (in L’École des beaux-arts de Casablanca (1962-1974) : un laboratoire de modernité, collectif, Éditions Skira, publication prévue en 2019).
Farid Belkahia s’établit de 1959 à 1962 en Tchécoslovaquie, pays satellite de l’Union soviétique qui connaît à cette époque un léger assouplissement du régime totalitaire et l’éclosion à Prague d’une scène artistique et culturelle dynamique, notamment dans le domaine théâtral. Cela n’a certainement pas échappé à l’esprit de Farid lorsqu’il décide de suivre des cours de scénographie théâtrale à Prague, tout en continuant à dessiner et à peindre. Par ailleurs, la Tchécoslovaquie manifeste un soutien aux pays du tiers-monde et, à travers Radio Prague, donne de l’écho aux luttes des peuples en quête d’émancipation politique. La rencontre de Belkahia avec Henri Alleg, qui venait de sortir des prisons d’Algérie, fut déterminante pour toute une série de peintures intitulée Sévices (19611962), où il exprime son indignation face à la torture pendant la guerre d’Algérie. Il peint également Cuba si (1962), tableau qui marque son empathie envers le peuple cubain faisant face au débarquement américain de la baie des Cochons. Cette prise de conscience politique chez Farid Belkahia va buter cependant sur le manque de liberté qui sévit à Prague, demeuré sous surveillance policière, sans pour autant permettre d’étouffer complètement la dissidence intellectuelle et son potentiel subversif. Face à ce ressenti, Farid peint son fameux tableau Le Cri wac-wac (1962) en hommage au Cri d’Edvard Munch. « Cri de détresse et d’alerte, amplifié par un appel au secours, wacwac, exprimé dans le vocable vernaculaire du Maroc » (Rajae Benchemsi, Farid Belkahia, Éditions Skira, Milan, 2013). Les œuvres praguoises de Farid trouvent leur inspiration et leur style d’exécution dans le contexte de l’Europe d’après-guerre. Hantées par la présence humaine et traversées par les souffrances du moment, elles sont tout à la fois allusivement figuratives et vigoureusement expressionnistes. On y devine son admiration pour Georges Rouault (1871-1958) et Paul Klee (1879-1940). L’expérience de Prague marque ainsi une étape importante dans la construction de son identité créatrice et dans la clarification de ses pensées. Il dira plus tard à son épouse Rajae Benchemsi : « Je suis très content de mon séjour à Prague. En arrivant je n’étais pas procommuniste et en repartant je n’étais pas anticommuniste » (ibid).  De retour au Maroc désormais indépendant en 1962, Farid Belkahia est nommé directeur de l’École des beaux-arts de Casablanca, dont il assure la direction jusqu’à sa démission en 1974. Pour relever ce défi, il se rend compte qu’il lui faut s’entourer d’une équipe qui partage une vision collective et  un encadrement pédagogique cohérent. Il fait appel dès 1964 à deux artistes, Mohamed Melehi et Mohamed Chebâa, et à deux historiens de l’art, Toni Maraini et Bert Flint. Ces figures historiques ont évolué dans les lieux de pratique artistique moderne en Europe et en Amérique du Nord et ont assimilé la pensée du Bauhaus. Ce groupe d’enseignants va initier une pédagogie novatrice et transformer l’École des beaux-arts en un incubateur d’idées pour faire émerger une création artistique moderne ancrée dans la culture locale, émancipée des pratiques artistiques académiques et ouverte sur le monde. Il s’est donné pour tâche d’associer la forme moderne de représentation, abstraite et géométrique, à une quête d’identité conforme aux traditions artistiques locales à dominante non figurative. Pour ce faire, les artistes-enseignants supervisent ensemble les ateliers, où ils initient leurs élèves à l’expression visuelle, à leur capacité à donner forme à des idées. Parallèlement, ils les incitent à se réapproprier les formes artistiques autochtones, vues comme une voie privilégiée d’émancipation. Ainsi Mohamed Chebâa, qui dirige l’atelier de décoration, dispense également à ses élèves des cours sur la calligraphie arabe et ses potentialités esthétiques. Soucieux d’une modernité ancrée dans son environnement culturel, il entreprend de renouveler la calligraphie arabe à l’aide de formes géométriques combinables, sacrifiant parfois la lisibilité de la lettre sur l’autel du graphisme expérimental. 

Mohamed Melehi, artiste polyvalent, peintre, graphiste, photographe, initie ses étudiants à l’exploration de l’abstraction en tant que langage visuel et à ses relations avec les formes vernaculaires locales. Il raconte à Nadine Descendre : « J’accrochais des tapis berbères aux murs. Je leur faisais tracer et faire des agrandissements, en noir et blanc, des lignes qui structurent certains objets comme des fibules dont ils connaissaient l’existence. […] Je leur parlais du Bauhaus… » (in Ce ne sera pas noir sur noir : Mohamed Melehi, une vie, catalogue de l’exposition de l’Institut du monde arabe, Paris, 1995). 

 

UNE HISTOIRE UNIVERSELLE DE L’ART

Quant à Toni Maraini, enseignante de l’histoire des civilisations, elle entreprend une lecture critique de l’histoire des arts au Maroc en rappelant : « Jusque-là il n’y avait pas eu de cours sur l’histoire des arts du Maroc, du Maghreb, de la Méditerranée [… ] et l’Afrique semblait bien lointaine. Ce fut d’ailleurs une des raisons pour commencer mon cours en traçant une grande carte de l’Afrique sur le tableau. Belkahia s’était entre-temps empressé d’acheter un tout nouveau modèle de projecteur et des livres. Mais il fallait consti

tuer un fonds de diapositives. Je m’y consacrai. On entreprit alors, Melehi et moi, des voyages pour photographier monuments, sites et objets d’art du Maroc. Melehi était aussi photographe et Belkahia avait fait installer un petit laboratoire dans une chambre en bas de l’école. » (Toni Maraini, Farid Belkahia et l’École des beaux-arts de Casablanca, 1962-1974, collectif, Éditions Skira, publication prévue en 2019). 

De son côté, Bert Flint enseigne l’anthropologie de l’art et organise pour ses étudiants des voyages sur le terrain dans l’Atlas afin de leur faire découvrir les arts populaires et de leur permettre d’explorer leurs richesses visuelles. Il a été l’un des initiateurs de la publication Maghreb Art, magazine dont le premier numéro est paru en 1965 et qui a duré jusqu’en 1969. À ce propos, il confie à Kenza Sefrioui : « C’était la première publication sérieuse sur la culture marocaine, la première démarche de décolonisation de l’enseignement, fondée sur le refus de la Renaissance européenne. Mon but était d’arriver à l’histoire universelle de l’art à partir d’un tapis, d’un bijou. Parler de la culture marocaine avec le même sérieux avec lequel, en Europe, on parle de tableaux, de surcroît après plusieurs décennies de productions coloniales, au prisme bien orienté, et de la culture marocaine d’une façon générale, était très novateur. » …

 

Article à retrouver en intégralité dans diptyk n°46 en kiosque

 

Ymane Fakhir Le trousseau – Ceinture en or, 2005 Tirage lambda, montage diasec 40x40cm Courtesy Ymane Fakhir et galerieofmarseille
Ymane Fakhir Le trousseau – Ceinture en or, 2005 Tirage lambda, montage diasec 40x40cm Courtesy Ymane Fakhir et galerieofmarseille
Nafie Ben Krich, « Boule de poulet », 2015 Plumes, bois
Nafie Ben Krich, « Boule de poulet », 2015 Plumes, bois
MARIAM ABOUZID SOUALI (NÉE EN 1989) ZMAN DHLAM (THE AGE OF OBSCURITY), 2016 Acrylique sur toile Signée, datée, titrée au dos 147 x 200 cm 50 000 / 60 000 DH 5 000 / 6 000 €
MARIAM ABOUZID SOUALI (NÉE EN 1989) ZMAN DHLAM (THE AGE OF OBSCURITY), 2016 Acrylique sur toile Signée, datée, titrée au dos 147 x 200 cm 50 000 / 60 000 DH 5 000 / 6 000 €
Alive in a box 2, 2016, gravure sur bois, édition de 3, 65 x 65 cm
Alive in a box 2, 2016, gravure sur bois, édition de 3, 65 x 65 cm
Seydou Camara, Manuscrits de Tombouctou, 2009 (Mali)
Seydou Camara, Manuscrits de Tombouctou, 2009 (Mali)
La nouvelle oeuvre de Eric Van Hove au Palais Bahia.
La nouvelle oeuvre de Eric Van Hove au Palais Bahia.
Lego, 2017, technique mixte sur papier, 65 x 50 cm Courtesy de l’artiste et CM Galerie
Lego, 2017, technique mixte sur papier, 65 x 50 cm Courtesy de l’artiste et CM Galerie
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