Bruno Nassim Aboudrar, chroniqueur régulier de Diptyk Magasine, est auteur du livre "Comment le voile est devenu musulman" édité chez Flammarion, analyse pour nos lecteurs l'oeuvre de l'artiste Taysir Batniji. Pères est le titre d’une série de 34 photographies prises à Gaza en 2005 et 2006. Sur chacune d’entre elles, on peut voir un mur (de boutique, d’échoppe ou d’atelier d’artisan) où se trouve accroché le portrait du fondateur, le « père », souvent défunt, pas toujours, et parfois d’autres portraits de « pères » comme Yasser Arafat ou Cheikh Yassine.
Il est fréquent, au Proche-Orient, d’accrocher dans sa boutique ou son café quelques portraits de personnes que l’on veut spécialement honorer, pères réels ou symboliques. Dans une large mesure, on peut comprendre ces images – et celles que Taysir Batniji compose à partir de cette première source iconique – à l’aide de modèles occidentaux, tels que le culte des images, la vénération des portraits et le goût pour les mises en abyme. Mais à y mieux regarder, c’est peut-être l’inverse qu’elles montrent. La rémanence en Palestine d’une réticence aux images, raréfiée aujourd’hui, presque disparue, mais qui décida pourtant de leur sort dans cette région du monde depuis le temps où Moïse y reçut les Dix Commandements, dont le 2e : « tu ne feras pas d’images […] ».
Résistance à l’image
Les photographies de Taysir Batniji paraissent de prime abord attester de la continuité contemporaine d’une tradition pluriséculaire : celle du culte des ancêtres dans l’Antiquité romaine à travers les imagines (masques moulés sur le visage des morts) qui s’est muée en adoration des saintes images (iconolâtrie) avec l’avènement du christianisme. Le chrétien de rite grec croyait voir dans l’icône la personne, celui de rite romain une simple évocation, un souvenir de la personne. À la Renaissance, cette vocation du portrait à la mémoire est la condition du développement du portrait profane moderne. L’humaniste et théoricien de la peinture Leon Battista Alberti peut écrire, en 1435, que la peinture « a en elle une force toute divine qui non seulement, comme on le dit de l’amitié, lui permet de rendre présents les absents, mais encore de faire surgir après de longs siècles les morts aux yeux des vivants ».
Le mur de boutique et d’atelier que montre Taysir Batniji est une sorte d’iconostase, d’autel familier où le portrait de l’ancêtre est exposé en mémoire de lui, moins culte que souvenir. Et, peut-être, d’autres photos que celles-ci nous permettraient de conclure ainsi. Mais c’est, en fait, beaucoup plus compliqué – et cela, ce sont les images de Batniji et nulles autres qui parviennent à le capter. En effet, ce qu’elles font voir, ce n’est pas tant, je l’ai dit, la rémanence d’une très ancienne tradition, que ce qu’il reste dans cette région du monde de la résistance profonde à cette tradition. La résistance aux images.
Images brouillées
On voit d’abord l’extrême humilité de cet hommage iconique au père : cadres minables, petites photos qui pendouillent à leur clou, verres opacifiés par les chiures de mouche, clichés jaunis…
La suite de cet article est disponible dans le numéro #31 de Diptyk Magazine
Par Bruno Nassim Aboudrar,
professeur à l’Université de la Sorbonne nouvelle et directeur du Laboratoire International de Recherches en Arts (LIRA)