Un an après la révolution, l’Institut du Monde Arabe proposait jusqu'au 1er avril "Dégagements", une exposition sur la production artistique générée par la nouvelle donne tunisienne.
Voilà un an, presque jour pour jour, la Tunisie se libérait du poids de vingt-trois ans de dictature. Une révolte en accéléré, qui a servi d’étincelle à un vent révolutionnaire dans d’autres pays arabes. Profitant de l’anniversaire, l’Institut du Monde Arabe, à Paris, a demandé à la curatrice Michket Krifa d’organiser une exposition sur la production artistique générée par la nouvelle donne. L’idée de révéler une scène méconnue et longtemps étouffée est certes louable. Mais fallait-il pour cela succomber à un titre racoleur, "Dégagements", référence au célèbre slogan "Dégage !" des manifestants tunisiens ?
Des oeuvres à chaud
Réalisé dans des salles propices à la claustrophobie, privées de lumière naturelle, l’accrochage fait le jeu d’œuvres souvent réalisées à chaud, parfois dans la précipitation, ou alors commandées pour l’occasion. Le parcours combine des artistes aboutis comme Patricia Triki ou Aïcha Filali, d’autres empêtrés dans une peinture naïve, et enfin trois invités étrangers qui se sont exprimés sur la situation tunisienne. Malgré ses imperfections, l’exposition retrace la trajectoire à partir du suicide d’un vendeur ambulant à Sidi Bouzid (immolation évoquée par une œuvre du Libanais Ali Cheri sous le titre Je ne suis pas un pyromane), jusqu’aux élections qui ont propulsé le parti islamique Ennhada. « Pour moi, c’est un ensemble narratif qui va de "dégage" à "engage", de la révolte au vote », explique Michket Krifa.
Les « cartes postales » de Wassim Ghazali dévoilent une autre Tunisie, oubliée et pauvre, alors que l’image d’Épinal ne retient que la version riche et côtière. La grande mobilisation qui a mené à la chute du régime le 14 janvier 2011 ne s’est pas faite sans casse. Dans sa série baptisée Check Point # Tracks, Patricia Triki montre des barricades de rue composées d’objets de fortune, résistances de comités de quartier face aux pilleurs. Aïcha Filali a elle pris son temps pour créer deux structures arborescentes composées de branches noueuses glanées dans son jardin. Sur la première, les terminaisons se prolongent en crayons, signe d’une reprise des débats publics depuis la révolte. Comme si l’arbre mort qu’était la Tunisie se mettait à bourgeonner. L’autre laisse éclore des boutons verts, couleur religieuse renforcée par le croissant musulman, anticipation de la victoire islamique en octobre dernier. Ces excroissances évoquent aussi des métastases, le conservatisme menaçant de contaminer les acquis… « Je suis optimiste mais vigilante, confie l’artiste.La Tunisie est un laboratoire maintenant. Les islamistes ont gagné les élections, et c’est bien que ce soit maintenant, car ils sont face à des difficultés et ont une obligation de résultat. À chaque dépassement, la société civile réagit. » Cette réactivation de la parole est au cœur de la vidéo Live de Mouna Karray, réalisée cette année.
Des artistes qui ne veulent pas être absents
Celle-ci fait glisser sur les images officielles d’un Ben Ali figé une bande-son captée lors d’une course en taxi. Aux propos libérés du chauffeur, se superpose le déluge d’informations de la radio, les bruits de manifestants, une cacophonie qui tranche avec une société autrefois bâillonnée. Les artistes ne veulent pas être absents des débats. C’est ainsi que Halim Karabibene a réactivé un projet autour d’un musée d’art contemporain qui verrait le jour en Tunisie en 2069, institution prenant la forme d’une cocotte-minute, symbole d’un pays sous pression. À partir de cette image, il a constitué un pseudo-comité populaire de protection du futur musée. Dans son cas, le printemps arabe a bouleversé sa pratique artistique. « J’étais essentiellement peintre, mais depuis le 14 janvier, la photo et la vidéo se sont imposées. En un an, je n’ai fait que deux peintures, déclare-t-il. J’étais scotché devant Facebook. J’ai besoin de retourner à la peinture, mais elle ne sera plus la même. »
Une première version de cet article est parue dans le Quotidien de l’Art, www.lequotidiendelart.com.