En 1978, Mohamed Melehi et Mohamed Benaïssa lançaient le Moussem d’Assilah, avec une idée pionnière au Maroc : faire de la culture un levier de développement socioéconomique. Aujourd’hui, cette aventure locale a pris sa vitesse de croisière et organise sa 44e édition.
Septembre 2023. Après s’être parée de nouvelles fresques murales en juillet, Assilah s’apprête à célébrer le deuxième acte de son moussem culturel, dont la 44e édition s’étend cette année de juillet à octobre. Six colloques sont ainsi prévus à l’automne, réunissant 350 chercheurs et experts. En attendant, nous partons en compagnie du photographe Amine Houari à la rencontre de Mohamed Benaïssa, cofondateur avec Mohamed Melehi de ce rendez-vous devenu incontournable.
Tout débute par l’amitié indéfectible de ces deux Zailachis, enfants de la médina, qui se retrouvent dans les années 1960 aux États-Unis. Le premier étudie alors le journalisme dans une université du Minnesota alors que le second occupe un poste d’assistant à la School of art de Minneapolis. « Nous avons tous deux été impressionnés par ce que nous avons vu aux États-Unis, se souvient Mohamed Benaïssa, notamment par le fait que le développement réel puisse passer par la société. »
De retour au Maroc, ils sont convaincus qu’« il est possible de mener une action culturelle pour le développement d’Assilah qui tombe alors en ruines ». Août 1976, les deux compères se présentent aux élections municipales où ils sont élus conseillers, face à un camp conservateur incrédule. « Nous voulions montrer qu’on pouvait se développer par le biais des arts et de la culture », explique Mohamed
Benaïssa, devenu par la suite ministre de la Culture et des Affaires étrangères, ajoutant que « la culture est une ressource comme l’or, le pétrole ou le phosphate ». Loin de l’effervescence artistique, intellectuelle et politique qui avait agité les débuts du groupe de Casablanca, l’ambition est de rénover la ville et d’oeuvrer à son développement.
En compagnie de Toni Maraini, les deux amis créent l’association Al Mouhit – que Melehi encore marqué par ses années américaines avait songé un temps nommer « Atlantis » –, qui deviendra par la suite la Fondation du forum d’Assilah. C’est au coeur de cet activisme marqué par la spontanéité de la jeunesse que le Moussem prend naissance. « Ce fut au cours des travaux, et en discutant entre nous, qu’était née l’idée de faire appel à des artistes pour participer à cette action de revalorisation d’un espace urbain longtemps délaissé, se rappelle de son côté Toni Maraini. Parmi les artistes répondant à l’appel du premier Moussem, Miloudi, Rahoule, Hamidi, Belkahia ainsi que Melehi étaient liés à l’École de Casablanca, mais – outre des jeunes de la ville se regroupant avec enthousiasme pour réaliser leurs propres peintures murales –, il y avait aussi Kacimi, Hassani et Miloud. Par la suite, nombreux seraient les membres de la nouvelle Association indépendante des artistes du Maroc (l’Amap) qui allaient participer aux moussems suivants en réalisant des peintures dans les rues. »
Une vocation internationaliste
L’idée de fresques murales – on ne parlait pas encore de street art ! –, vient à Mohamed Benaïssa de ses voyages effectués dans le nord du Nigeria, et notamment dans la ville de Sokoto, connue pour sa tradition de peintures murales représentant des scènes de la vie quotidienne. Mais, ajoute-t-il, « le projet d’Assilah a commencé surtout avec les enfants ». Des brigades de bambins sont créées pour veiller à la préservation des fresques.
Forts des nombreux contacts qui sont alors les leurs, du fait de leurs séjours respectifs en Europe, aux États-Unis et en Afrique – Mohamed Benaïssa se souvient ainsi d’un voyage accompli au Ghana en 1969 en compagnie de Belkahia –, les deux amis convient tout un groupe de graveurs new-yorkais emmenés par Bob Blackburn qui initient les artistes à la gravure grâce à l’arrivée d’une presse financée par le Canada, toujours en activité. Malika Agueznay fait ainsi ses classes dans cet atelier inédit pour l’époque et sera la première artiste marocaine à développer cette pratique.
« Outre le projet de peintures murales, le programme comprenait des spectacles de théâtre et de musique à l’air libre, des rencontres, conférences et projections au Palais Raissouni (devenu Palais de la Culture) et des expositions dans les espaces restaurés de la kasbah. Le terme ‘moussem’ avait été choisi au lieu de celui (dont on abusait parfois à l’époque) de ‘festival’, pour évoquer plutôt la tradition de spectacles, fêtes et rassemblements animant les espaces de la vie avec participation des habitants », se souvient Toni Maraini. Mohamed Benaïssa ajoute que ce terme a aussi été choisi pour « sa connotation soufie » et en réaction à la tenue d’un festival rival organisé alors par l’Office national du tourisme, qui ne connaîtra que deux éditions.
Dès le premier Moussem de 1978, sont aussi conviés des intellectuels et des écrivains de renom, dont le poète palestinien Mahmoud Darwish, les auteurs libanais Elias Khoury ou Adonis. « Dans les années 1970, explique Mohamed Benaïssa, il n’y avait pas dans le monde arabe de plateformes d’échanges et de rencontres ». Sans doute l’un des moments les plus marquants de ces décennies reste la venue dans les années 1980 de Léopold Sédar Senghor, le chantre de la négritude, dont la présence scelle les liens indéfectibles qui unissent le Maroc avec le reste du continent africain. « Je rêvais alors d’organiser un forum arabo-africain », se rappelle Mohamed Benaïssa, en avance peut-être sur son temps.
Depuis, les éditions se sont enchaîné et grâce à l’appui de fonds en provenance d’Arabie Saoudite, de Bahreïn ou du sultanat d’Oman, ont été érigés le Centre culturel Hassan II, le Palais de la Culture et bientôt un Conservatoire de musique. La pérennité du Moussem a surtout suscité des vocations et incité toute une génération à investir aussi à sa façon l’espace public. La créatrice et curatrice Bouchra Salih, fondatrice de la manifestation « État d’urgence d’instants poétiques » qui se tient depuis cinq ans au Jardin d’essais botaniques de Rabat et se transporte cette année encore à M’hamed El Ghizlane, aux portes du désert, assimile le Moussem d’Assilah à un véritable laboratoire d’expérimentation. « On a été nombreux à réaliser qu’il était non seulement possible de disposer d’une liberté de proposition artistique dans l’espace public, explique-telle, mais de diversifier surtout le public auquel nous souhaitons nous adresser en tant qu’acteurs culturels. » L’accès à la culture se démocratise, moins à coups d’oukases qu’à travers la longévité de propositions humbles et exigeantes, tant dans leur forme que dans leur programmation.
Fasciné par l’activisme de ses aînés, le photographe Amine Houari qui nous accompagne ce jour-là et participe, en compagnie de la plateforme Think Tanger, à la tenue d’ateliers d’expression artistique à destination des enfants des quartiers populaires, demande à notre hôte comment les jeunes pourraient aujourd’hui aider le Moussem à se perpétuer. Avec l’éloignement puis la disparition de Melehi, ainsi que la difficulté à injecter du sang neuf dans la direction artistique de la manifestation, le Moussem donne parfois l’impression de s’essouffler.
Mais « l’investissement dans l’industrie culturelle », pour reprendre les mots de Mohamed Benaïssa, est devenu aujourd’hui une réalité incontournable. Rendons à nos deux César ce qui leur appartient : l’intuition visionnaire selon laquelle le développement économique et social d’une ville ou d’un pays ne peut plus faire l’économie d’un investissement massif dans l’art et la culture. L’idée reste en soi révolutionnaire !
Par Olivier Rachet
— Moussem Culturel International d’Assilah. Édition d’automne du 6 au 27 octobre 2023.
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