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Nathalie Bondil : « Il est impossible d’enfermer l’artiste dans son arabité »

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Initiée de façon visionnaire dès 1985 par des experts comme l’historien de l’art Brahim Alaoui, la collection de l’Institut du monde arabe à Paris (IMA) s’est enrichie en 2018 de 1 300 œuvres avec la donation du couple France et Claude Lemand. Depuis, elle est devenue la plus grande collection d’art moderne et contemporain arabe en Occident. L’exposition « Modernités arabes », actuellement au MMVI, réunit des œuvres de ce fonds exceptionnel. Entretien avec sa commissaire, Nathalie Bondil, directrice du département musée et expositions de l’IMA.

Montrer la collection de l’IMA au MMVI à Rabat est un mouvement inédit de la France vers le monde arabe : est-ce une nouvelle vocation de l’IMA de se mettre en conversation avec les institutions des pays arabes ?

J’espère que l’IMA est plus un lieu de conversation que de conservation, c’est précisément sa vocation. Je considère cette institution décoloniale dans son mandat. Créée en 1979 sous l’égide de la France et des États de la Ligue arabe, elle dépend du ministère des Affaires étrangères français. Les missions, l’engagement et les valeurs de l’IMA envers le monde arabe cimentent les équipes : on ne travaille pas à l’IMA par hasard. Pour la première fois subventionnée par le ministère de la Culture français, la refonte de l’actuel musée en « Nouveau Musée de l’IMA » (impulsée suite à la donation de Claude et France Lemand, ndlr) témoigne de ce changement de paradigme culturel.

Les artistes actuels ne se reconnaissent pas forcément sous une étiquette, une nation, une arabité. Ils sont transnationaux et appartiennent à un univers artistique globalisé. Nous devrons d’ailleurs les présenter : Kader Attia, Mona Hatoum, Ahmed Mater pour ne citer qu’eux, manquent à nos collections. Leurs aînés aussi étaient polyglottes, transfrontaliers, internationaux, diasporiques, déjà universels à leur façon. Je pense aux nombreux artistes qui ont fait de Paris une « capitale arabe » au XXe siècle. Mais l’époque était différente. Les clivages Nord-Sud, politiques et économiques, étaient polarisants. Les affirmations, les indépendances et les post-colonialismes dominaient le débat public. Les histoires des modernités s’érigeaient les unes contre les autres.

Arwa Abouon, I’m sorry/I forgive you, 2012, tirage numérique en couleur sur papier, diptyque : 72,6 x 203,2 cm Paris, musée de l’Institut du monde arabe © Musée de l’IMA/the third Concept Gallery, Duba

Comment avez-vous conçu le commissariat pour que l’exposition parle à notre public qui, certes, connaît les modernes marocains, mais ignore souvent les mouvements contemporains voisins ?

Nul besoin d’être un expert, il suffit d’avoir les yeux de l’âme pour ressentir une émotion esthétique. J’espère que les publics marocains seront séduits par la force des œuvres et la pluralité des esthétiques proposées. Le visiteur se reconnaîtra dans une destinée commune au travers de ces mouvements, ces intentions, ces dénonciations et ces espoirs. J’ai eu la chance de pouvoir exposer plusieurs modernités : autochtone, québécoise, canadienne, africaine, cubaine, mexicaine, péruvienne… Chacune cherche à se recentrer pour ne plus se définir dans les périphéries d’une lecture normative et ethnocentrée.

La sélection aurait pu être plus vaste tant le fonds de l’IMA est maintenant important. Certains choix furent déchirants, des œuvres étant déjà engagées et l’espace étant contraint pour un si vaste sujet. Il y a dans la sélection proposée des œuvres qui touchent profondément : La Mère et la main coupée de M’hamed Issiakhem en fait partie. Un petit paysage d’Etel Adnan de 2014 est devenue une icône de notre collection, exposé l’an dernier avec Van Gogh à Amsterdam. Le Cirque populaire de Hadi Al Gazzar est un rare chef-d’œuvre. J’ai pu travailler avec plusieurs artistes femmes arabes au Canada (ndlr : Nathalie Bondil a précédemment dirigé le Musée des Beaux-Arts de Montréal), telle Arwa Abouon, Libyenne installée à Montréal, hélas trop tôt disparue. Son diptyque I’m sorry/I forgive you est universel, je n’avais pas besoin de travailler à l’IMA pour l’aimer. Tout comme je garde précieusement la photographie d’une émouvante Main au henné de Farid Belkahia après l’avoir admirée en 2014 dans l’exposition « Maroc contemporain » à l’IMA, alors que je vivais à Montréal. Et je continue d’apprendre et d’aimer : j’ai pu rencontrer à Beyrouth le Syrien Anas Albraehe, le Libanais Ayman Baalbaki, l’Irakien Serwan Baran, le Palestinien Abdul Rahman Kata- nani… Leurs œuvres puissantes me frappent de plein fouet. Il y en a tant d’autres que je ne peux citer ici.

Abdel Hadi Al Gazzar, Le Cirque populaire, 1956, huile sur isorel, 162,5 x 135 cm Paris, musée de l’Institut du monde arabe © Musée de l’IMA/Philippe Maillard

Quel est votre regard sur le mouvement de découverte des modernités plurielles non occidentales ?

Outre les revues artistiques, dont le rôle pionnier pour soutenir ces scènes émergentes dans nombre de pays arabes doit être souligné, les études sur l’art arabe moderne et contemporain connaissent une effervescence. Diptyk participe de cet élan. Héritiers des ouvrages pionniers du siècle dernier, toujours davantage de livres académiques, de catalogues d’exposition et d’articles de fond paraissent. Les nouvelles générations d’étudiants renforceront ces études dans notre siècle de décentrement des perspectives. Un énorme rattrapage est en train de s’opérer, mais le terrain de la recherche est si vaste qu’il faudra plusieurs décennies. Archiver, filmer, conserver les traces des acteurs et actrices reste, néanmoins, essentiel et urgent car beaucoup sont déjà morts. Dresser des inventaires raisonnés est nécessaire pour établir les provenances, protéger les artistes, empêcher les faussaires. La tâche est énorme, les priorités multiples.

Sans nul doute, depuis les années 2000, l’activisme de certains pays du Golfe – Qatar, Émirats arabes unis et Arabie saoudite – pour construire des musées, présenter des expositions et stimuler le marché de l’art, participe pour beaucoup à cette reconnaissance. Un élan partagé par le Maroc. Outre de courageuses galeries, certains acteurs privés aux collections remarquable, tels que la Fondation Barjeel à Sharjah ou la Fondation Ramzi and Saeda Dalloul à Beyrouth, réalisent un réel travail scientifique pour étudier et diffuser ces contenus, notamment en ligne. En France, les expositions « Art et Liberté et modernité en Égypte » (2016) puis « Belkahia » (2021) au Musée national d’Art moderne à Paris, « Écrire c’est dessiner » d’Etel Adnan au Centre Pompidou-Metz (2021), « Lumières du Liban » (2021) à l’IMA ou encore « Manifesto of Fragility : Beyrouth et les Golden Sixties » à la Biennale de Lyon (2022) montrent un réel intérêt pour les artistes modernes.

Retrouvez la suite de l’article dans le numéro 63 à paraître mi-mars.

Propos recueillis par Meryem Sebti

« Modernités arabes, collection du musée de l’Institut du monde arabe », MMVI, Rabat, à partir du 1 er mars 2023. Commissariat : Nathalie Bondil. Scénographie : Isabelle Timsit.
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