Après Dak’art 2014, il est la révélation de la 56e Biennale de Venise. Avec ses dessins décousus ou inachevés, Nidhal Chamekh est devenu une figure de la jeune scène contemporaine internationale. Mais pour lui le dessin n’est pas un outil de représentation. C’est avant tout une manière de comprendre le monde.
Jeudi 12 mai, Casablanca, une galerie Art-Déco historique sur le boulevard Roosevelt. Il pleut. Rendez-vous avec l’artiste tunisien Nidhal Chamekh, que je connais à peine. À la rédaction de Diptyk, depuis 2014, on est séduit par ces dessins puissants bien qu’inachevés, faits de petites insignifiances, qui juxtaposent les choses et nous rendent « aptes à laisser être les choses en tant que choses », à ces paysages « qui laissent le temps s’écouler en nous », selon les mots du philosophe Arafat Sadallah. Ce soir, Nidhal Chamekh présentera non pas des dessins mais une œuvre photographique dans le cadre du programme Masnaa, monté par le curateur tunisien Ismaël.
Des images faites il y a longtemps déjà dans la région d’Oujda. « Je ne suis pas photographe. Mais j’ai eu envie de prendre ces paysages étranges, à la naissance des montagnes, cette nature sauvage où l’on sent bien que si l’on se perd, on en meurt ».
On s’amuse timidement de la perturbation météo du jour, qui en suggère une autre. Je chantonne Sometimes it snows in April. C’est qu’on a du mal à intégrer que Prince est mort il y a tout juste une semaine. Il sera beaucoup question de neige avec Nidhal, aussi. À condition de le rassurer, et de l’écouter. Il a cette timidité presque maladive qu’on hésite à perturber. À quoi bon questionner ce silence ? Il suffirait presque de se placer dans les vides, Entre les choses qu’il griffonne, pour comprendre qui est Nidhal et pourquoi il dessine. Comme l’écrit Arafat Sadallah, « le travail de Chamekh nous déplace, nous met hors des lieux sûrs d’où s’étend notre maîtrise. Il nous projette dans l’« entre » où jaillit la distance, et où nous rencontrons les choses et les autres. Il rend la rencontre possible. »
Territoire Méditerranée
De profil, ses pommettes saillantes, son nez droit et les grands yeux qui lui grignotent les tempes rappellent un peu les héros étrusques des fresques pré-romaines. Né dans le village de Dahmani que les Tunisiens nomment aussi « le petit Paris », on veut croire que Nidhal Chamekh descend du roi Massinissa. D’où peut venir cette idée saugrenue, si ce n’est qu’on le confond parfois avec Massinissa Selmani, cet autre artiste, algérien, avec qui il partage souvent l’affiche, depuis la 56e biennale de Venise qui les a propulsés tous les deux.Un tatouage couvre tout son bras gauche de petites formes atomisées, ici une sardine, là une ampoule et puis son prénom, écrit en arabe. « C’était en 2014, j’ai donné mon bras à un ami, comme une carte blanche et il en a fait ces petits graffitis ».
Les formes éclatées de ce tatouage anticonfirmiste, expérimental, bizarre mais assumé, sans narration ni volonté d’occuper l’espace par une composition, sont, dans sa chair, comme un préambule à l’œuvre de Nidhal Chamekh.
Un peu de son enfance tunisienne se passe dans une région minière aujourd’hui en ruine dont il garde le souvenir fantomatique de la neige en hiver et une vraie obsession pour la mine, ses machines, ses hommes. Plus tard, à Tunis où il grandit, il lit Naguib Mahfouz, Taha Hussein. Il aime le romancier syrien Hanna Mina dont il garde surtout le souvenir du roman La Neige entre par la fenêtre.
Né d’une mère professeure d’arabe et d’un père professeur de dessin technique, il avoue avoir toujours souffert d’une timidité maladive, à la limite de l’autisme. Prendre la parole en classe pouvait tourner à la crise de larmes. Il se réfugiait dans le dessin. Au début, il fait des copies de personnages de dessins animés. « Puis je pouvais passer un mois entier à ne dessiner que des mains. Mais d’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais aimé occuper l’espace de la feuille par une composition, ni cherché à faire quelque chose d’organisé ou de fini. C’est peut-être dû à mes hésitations. Je ne dessine jamais pour représenter le monde, mais plutôt pour le chercher et le comprendre. »
Aux Beaux-Arts de Tunis, dont il sort diplômé en 2008, il délaisse le stylo à bille et apprend à utiliser le crayon. Au contact de Hédi Labbane, il se discipline et aime regarder les mains de ce professeur qui « s’animent, se tordent et se sculptent quand il parle de dessin ». Avec Imad Jemail, qui enseigne la technique et l’expression, il commence à prendre très au sérieux la pratique artistique. Il écoute ce premier conseil qu’il suivra plus tard comme un mantra : « pas de choix sans explication ». C’est dans ce contexte tunisien pré-révolutionnaire que Nidhal fait son premier apprentissage. La suite se déroule à Paris où se dessine pour lui un avenir d’artiste engagé. En 2008, en marge d’un master où il s’inscrit grâce à une bourse de l’État tunisien, il ne dessine pas beaucoup. En revanche, il ne manque pas une seule manif de sa fac. « J’ai trouvé à Paris comment partager mes idées de gauche. Là-bas, j’ai expérimenté la liberté. En Tunisie, la génération Ben Ali que nous étions avait une responsabilité écrasante. Ici, vous pouviez, en tant qu’artiste, choisir un objet banal, sans prétendre changer le monde. »
C’est finalement une bourse québécoise, à laquelle Nidhal postule sans grand espoir dans une période de doute, après avoir été refusé au salon de Montrouge, qui précipite la carrière du jeune artiste. « Je reçois ce chèque important et, sans hésiter une seconde, j’achète une table, une lampe et je dessine, dessine frénétiquement la série des Martyrs ».
Voir tomber les martyrs…
Portée par aucun projet d’exposition ni aucune commande, la série De quoi rêvent les Martyrs est le résultat d’une longue transe créatrice et reprend le titre du poème d’un intellectuel de son pays, Slah Daoudi : « Merci à la générosité du martyr / Pour l’extrême courtoisie / ou la bonne hospitalité / Et pour l’éclairage des ruelles / Et les émotions révoltées / Et pour l’élégance vestimentaire / Et la nostalgie pour la terre mère… / Et l’impossibilité de répondre à la question : De quoi rêvent les martyrs ? ».
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Vous pouvez lire la suite de cet article dans le numéro #34 de Diptyk Mag
La rédaction de diptyk se joint aux nombreuses voix endolories pour présenter toutes ses condoléances aux familles des victimes du séisme qui a frappé notre pays.
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