Le jour de l’inauguration, Simon Njami avait bien du mal à cacher son épuisement. Comme dans la fascinante vidéo d’Emeka Udemba où un homme – Sisyphe des temps modernes – vide avec une brouette et une obstination remarquable, la mare d’eau qui obstrue une ruelle, le commissaire rempile cette année pour une seconde édition, malgré les problèmes de gestion endémiques qui menacent à chaque fois l’équilibre précaire de Dak’art.
La veille, étonnamment stoïque, Njami donnait ses instructions pour l’accrochage des nombreuses oeuvres encore posées au sol. Dans l’immense et majestueux Palais de Justice rouvert en 2016, seuls les curieux venus flâner tremblaient que le vernissage ne tourne au fiasco. « Qui se frotte à Dak’art a conscience des problèmes structurels d’organisation ou de professionnalisation des équipes. La biennale survit pourtant ! », note Christine Eyene, qui était l’une des curatrices de l’édition 2012. Comment ? « Par la volonté très forte des commissaires, pour qui monter des projets sur le continent est essentiel ». Par la patience indéfectible des artistes, pourrait-on ajouter. Dak’art reste pour la plupart l’événement le plus prestigieux d’Afrique. « Le coté hand made, ça fait partie du jeu », relativise ainsi M’barek Bouhchichi. L’artiste marocain avait pourtant toutes les raisons de perdre son calme, lui dont la très belle installation Cimetière n’est jamais arrivée à Dakar, bloquée à la douane marocaine. Comme d’autres, Bouhchichi a improvisé et présenté au pied levé une oeuvre in situ. Chacun serre les dents et met la main à la pâte, bon an mal an. Volontariste, l’État du Sénégal ne démérite pas. Seul ou quasiment à assumer le poids financier de la biennale, il ne ménage pas ses efforts pour la maintenir à flot là où bien d’autres évènements culturels disparaissent, faute de soutien politique. Lors de la cérémonie de lancement au Grand théâtre national, son président, Macky Sall, annonçait une salve de mesures, dont le doublement du budget, désormais porté à un milliard de francs CFA (environ 1,5 million d’euros). « Cela va dans le bon sens, concède l’exigeant Simon Njami. Mais il me semble que nous sommes dans l’heure rouge, prévient-il. Si l’organisation ne se transforme pas en transférant, par exemple, sa gestion à une fondation, on n’y arrivera pas ». Et de poursuivre tout de go : « Cela se fait à Venise ou à Sao Paulo, il y a une raison ! L’État, malgré toutes ses qualités, ne peut gérer ce type d’évènement parce qu’il n’a pas les compétences très particulières requises pour gérer une manifestation d’art contemporain.
Il n’empêche, l’exposition principale a été inaugurée en temps et en heure, avec son cortège d’officiels et de professionnels prêts à assister au désastre comme au miracle. Leurs doutes se sont vite dissipés, accueillis par l’installation aérienne de Pascale Monnin au centre de la cour intérieure du Palais de Justice. L’artiste y suspend les volets bleus de sa maison emportée par l’ouragan qui a ravagé le sud d’Haïti en octobre 2016. « Une biennale n’est pas une exposition, mais un état des lieux à un instant T », nous prévenait récemment Njami. Sa sélection, placée sous le signe de l’heure rouge d’Aimé Césaire, est en effet habitée par les désordres du monde, passés et présents. En préambule, à l’entrée du palais, les majestueux lutteurs de Godfried Donkor esquissés sur des bribes de presse boursière rappellent la marchandisation des corps à l’époque du commerce triangulaire. « Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter », écrivait le philosophe américain George Santayana. Si l’heure rouge est synonyme de liberté, elle ne se fait pas sans une réappropriation du passé. […]
Emmanuelle Outtier
Le dossier est à retrouver intégralement dans le numéro d’été de Diptyk (n°44)