Charlotte Lidon : « Il y a un intérêt marqué des collectionneurs pour les œuvres modernes qui ancrent une collection dans l’histoire de l’art du continent »

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Historienne de l’art de formation, Charlotte Lidon a rejoint PIASA en 2021 après avoir fait ses premières armes à l’Institut du Monde Arabe puis chez Sotheby’s Paris pendant dix ans. Initialement en binôme, elle prend aujourd’hui seule les commandes du département d’art contemporain africain de la maison de vente parisienne avec une vacation, le 15 novembre prochain, qui fait la part belle aux Modernes. Rencontre.

Le marché de l’art contemporain africain n’a cessé, ces dernières années, de se développer, tant en termes de visibilité au sein des institutions qu’en termes d’appétence des collectionneurs. Quelle évolution remarquez-vous en ce qui concerne les goûts et les attentes de ceux-ci ?

Le marché de l’art africain se développe en France de manière progressive depuis 2014 environ, année de la première vente dédiée à cette spécialité chez PIASA. Il y avait eu des précédents à Londres chez Bonhams et Sotheby’s notamment avec la vente d’une 50aine d’œuvres de la collection Pigozzi en 1999, ou encore la vente Jean-Marc Patras chez Calmels Cohen à Paris en 2005.

Depuis ces premières vacations, la scène contemporaine a considérablement gagné en visibilité avec la création de foires d’art spécialisées telles que la 1-54 ou AKAA. Des musées et des centres de recherches artistiques se sont aussi créés sur le continent africain. Je pense au Musée Mohammed VI, au Maroc; à la Raw Material Compagny et au Bët-Bi au Sénégal comme au Zeitz MOCAA – Museum of Contemporary Art – en Afrique du Sud, ou au Yemisi Shyllon Museum au Nigeria. Il y a aussi actuellement des projets de nouveaux musées dédiés à l’art contemporain au Bénin, au Nigeria et en Côte d’Ivoire. De nombreuses galeries dédiées à la création du continent ont également vu le jour, à Paris, Londres mais aussi sur le continent, à Abidjan, Dakar ou Cotonou, entre autres.

Il est certain que toutes ces initiatives ont contribué à développer l’intérêt des collectionneurs du monde entier pour la scène contemporaine émergente, à la recherche d’une nouvelle esthétique et d’artistes aux estimations encore accessibles. Progressivement, je note une structuration du marché avec un intérêt marqué pour les œuvres modernes permettant d’ancrer une collection dans l’histoire de l’art du continent. Des expositions telles que celles présentées actuellement au Musée du Quai Branly Jacques-Chirac sur « Senghor et les arts » renforcent l’intérêt des collectionneurs pour des pièces réalisées au lendemain des indépendances et impossibles à trouver en galerie à ce jour.

Gerard Sekoto (1913-1993, Afrique du Sud), Sans titre (Promenade), vers 1944-45, Huile sur toile - Signé "G Sekoto" en bas à droite, 58,5x90 cm. ESTIMATIONS : 60 000 / 80 000 €

On retrouve donc dans votre vente du 15 novembre de nombreuses œuvres historiques datant des années 1960-1970 et même des pièces plus anciennes comme les petites aquarelles de Abdoulaye Samb (début du XXe siècle). Comment avez-vous construit cette vacation ? Quels ont été vos critères de sélection ?

Chaque vente est pensée à travers toute la diversité de la création du continent africain et de ses diasporas dans les Caraïbes et les Amériques. Je tente également de proposer une diversité historique large afin d’ancrer chacune des œuvres dans l’histoire de l’art du continent. L’idée est, autant que possible, de présenter des œuvres rares sur le premier marché, celui des galeries notamment et de soutenir un véritable marché de seconde main.

Je tente aussi de présenter des œuvres sur des supports variés, papier, toiles, sculptures, photographies, installations … Dans la vente du 15 novembre, nous présenterons, par exemple, les sculptures en fer à béton de Ndary Lo (lots 34 et 35). Mais on trouvera aussi des œuvres sur bois ou en métal tressé à côté d’œuvres plus classiques sur papier ou sur toile.

Des coups de cœur ?

J’aime le portrait signé par Amadou Camara Gueye (lot 39) ou le dialogue des deux rois de Cheikh Tidiane Diagne (lot 37). Parmi les œuvres historiques, il y a bien sûr l’œuvre de El Hadji Sy, celle de l’Ougandais Francis Nnagenda (lot 53) ou encore la scène de balade nocturne de Gerard Sekoto (lot 64).

El Hadji Sy (né en 1954, Sénégal), Sans titre, 1977, Technique mixte sur panneau - Signé et daté "EL HADJI SY 77" au dos, 44 x 61 cm. ESTIMATIONS: 20 000 / 30 000 €

Votre vente est ponctuée de plusieurs highlights faits sur des plasticiens (El Anatsui, Baya, Gerard Sekoto) ou sur des mouvements comme l’école de Khartoum ou le modernisme sénégalais. Celui-ci est particulièrement présent au sein de cette vacation. Pourquoi ce choix ?

La présence de la scène sénégalaise s’explique par sa vivacité au lendemain des indépendances avec la mise en place d’une politique culturelle ambitieuse par le président Léopold Sédar Senghor. À la suite, de nombreuses collections se sont constituées et représentent pour moi une mine d’informations inestimables. D’autres pays cependant ont un fort engagement avec leurs artistes modernes tels que le Maroc, le Nigeria ou encore l’Afrique du Sud. Peut-être de prochains focus à venir…

L’un des points d’orgue est la vente d’une œuvre de El Hadji Sy qui a une place à part part dans l’histoire du Sénégal post-indépendance. Pourquoi est-il une figure importante de l’art africain ?

Dès lors qu’on parle de la scène artistique sénégalaise, le nom de El Hadji Sy revient très régulièrement dans la bouche des collectionneurs car c’est une figure très respectée. El Hadji Sy est un artiste performeur et activiste qui est né en 1954. Il n’a pas encore 20 ans lorsqu’il étudie à l’École des Beaux Art de Dakar. C’est un plasticien intéressant parce qu’il se positionne très vite en marge de la politique culturelle développée par Senghor – dont il était, par ailleurs, proche – et en opposition à l’enseignement qu’il reçoit aux Beaux-Arts. Il refusera de peindre à la manière des Européens mais refusera également de se réapproprier des éléments d’une culture africaine ancestrale, esthétique prônée par le mouvement de pensée de la Négritude.

Il va rapidement se tourner vers la performance : acte physique qu’il va transformer en peinture. Donc, dans les années 1970, il marche, piétine, danse et peint pieds nus sur la toile, tel un acte de rupture face à la tradition esthétique des Beaux-Arts. L’œuvre que nous présentons à la vente est un exemple somptueux et rare réalisé à sa sortie des beaux-arts en 1977. Car il faut savoir qu’à un moment donné, El Hadji Sy a décidé de détruire toutes ses œuvres de jeunesse dont quasiment toutes celles réalisées à partir de ses empreintes de pied. De ce point de vue, l’œuvre de 1977 est donc exceptionnelle.

Propos recueillis par Emmanuelle Outtier

Vente PIASA « Art africain moderne et contemporain », mercredi 15 novembre2023 à 18h30. PIASA 118, rue du Faubourg Saint-Honoré – Paris.

Portrait de Charlotte Lidon : (c)Alain Polo