Au Maroc, la figuration revient en force

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Régulièrement reléguée aux limbes de l’art contemporain, la peinture n’a jamais été aussi convoitée par les galeries, musées et collectionneurs à travers le monde. Au Maroc, une jeune génération pratique une peinture figurative qui, sous ses dehors colorés, humoristiques ou naturalistes, a bien conscience de dépasser la simple représentation. 

Ils ont entre 30 et 50 ans. Certains sont autodidactes mais la plupart d’entre eux ont suivi une formation académique, au Maroc ou à l’étranger. Nabil El Makhloufi est entré, par exemple, à l’Académie des arts visuels de Leipzig. Après un passage par l’INBA de Tétouan, Yassine Chouati a intégré l’École des Beaux-Arts de Séville. Beaucoup vivent d’ailleurs à l’étranger, en Espagne, en Allemagne ou aux États-Unis. Tous ont en commun d’appartenir à la génération X ou Y, dont Omar Mahfoudi dit qu’elle a été « baignée par la fréquentation des mangas, des comics et des dessins animés ». Les références à la culture populaire abondent, notamment chez Anuar Khalifi dont la première exposition était organisée en 2011 par la librairie-galerie des Insolites à Tanger. Composée d’une centaine de cadres agencés pour former les mots « fast food », qui donnaient son nom à cette « exposition-performance », l’installation révélait ces personnages devenus aujourd’hui familiers du peintre : une jeune fille déguisée en chat, une playmate, des adolescents dont la galeriste précise qu’ils sont souvent « en révolte contre la société ». « Un artiste comme Anuar Khalifi maîtrise parfaitement la technique du portrait ou de la mise en scène, remarque Stéphanie Gaou, la fondatrice des Insolites. Il en instrumentalise les effets pour rendre une peinture au second degré très marqué. Mais il ne faut pas se méprendre, Khalifi pointe du doigt les errances du XXIe siècle : notre bêtise, nos limites intellectuelles, nos fascinations pour des héros de pacotille ».

Omar Mahfoudi, Les égarés, 2019, acrylique sur toile, 100x100cm. crédit : Montresso

Même distance ironique chez Mohamed Saïd Chair qui, dans sa série Into the Box, détourne les figures de super-héros, avachis ici, obèses là, tous affublés d’une boîte sur la tête. L’artiste crée un décalage caustique appuyé par l’hyperréalisme du rendu de ses œuvres minutieusement peintes aujourd’hui sur carton. Grand amateur des éditions Marvel ou de Norman Rockwell, peintre de la classe moyenne américaine, Saïd Chair revendique cette appartenance à un monde global : « J’essaie de ne pas m’identifier à un espace géographique. Mon objectif est que mon travail n’ait pas de territorialité ». Une peinture qui profite paradoxalement de l’engouement des maisons de ventes internationales pour la peinture contemporaine africaine.

Anuar Khalifi, Dusty rider II, 2017, acrylique sur papier, 70x50cm. Courtesy de l'artiste et Galerie Shart.

La figuration comme une évidence

Contrairement aux idées reçues, cette nouvelle génération de peintres n’ignore pas les travaux de leurs aînés. Affranchis du legs de la génération de l’école de Casablanca ? « Les préoccupations ne sont plus les mêmes. Les deux générations, moderne et contemporaine, ne vivent pas le même Maroc », reconnaît le galeriste Hassan Sefrioui (Shart). Au lendemain de l’Indépendance, les artistes entreprennent de « décoloniser les esprits » et les arts plastiques en rompant avec le folklorisme incarné par la tradition orientaliste européenne et la peinture locale dite naïve. L’avant-garde redécouvre les arts traditionnels et fait « migrer le signe de son support traditionnel vers un support moderne », pour reprendre les mots du critique d’art Moulim El Aroussi. Soixante ans plus tard, la circulation des idées à l’échelle mondiale et la mobilité accrue de la communauté artistique, qui se rencontre désormais à Venise, Dakar ou São Paulo, créent de nouveaux imaginaires, de nouvelles collaborations et des narrations peuplées de références à la culture de masse.

Yasmine Hadni, Hello Dad?, 2017, huile et craie sur toile 140x140cm. Courtesy de l'artiste

Pour beaucoup d’artistes, Mahi Binebine a ouvert la voie dans les années 1990 avec ses personnages réduits à quelques traits enfermés au sein de l’espace de la toile, symboles d’une histoire familiale marquée par l’incarcération de son frère pendant les années de plomb. « Binebine a cassé une tradition picturale », remarque le peintre Abdeslam Karmadi, dont les propres portraits se soustraient à toute tentative naturaliste. La figure statique au sein de l’espace parfois à peine esquissé évoque par une économie de couleurs et de composition les toiles de Giacometti. Ces antiportraits, que l’on retrouve également dans l’œuvre d’Amina Rezki, permettent non seulement d’explorer les possibilités de la matière picturale (texture et transparence, aplats et coups de pinceaux nerveux), mais de contrer toute représentation « exotisante » du sujet marocain. 

Nabil El Makhloufi, Le choix II, 2019, huile et acrylique sur toile, 180x140cm. Courtesy de l'artiste et L'Atelier21

Cette volonté de tendre vers une certaine universalité est plus ambigüe chez un peintre comme Nabil El Makhloufi. S’il nourrit sa peinture des techniques acquises aux Beaux- Arts de Leipzig, où il est aujourd’hui installé, il n’a pas pour autant renoncé à « produire des images de nous-mêmes ». « Je vis dans un territoire imaginaire entre les deux cultures », dit-il. Les foules qu’il met en scène sur grand format, avec cette technique qui le rapproche de la nouvelle école de Leipzig, à laquelle il se défend pourtant d’appartenir, sont « une façon stylisée de parler du Maroc à l’épreuve des bouleversements du monde arabe et de cette identité arabo-musulmane », confiait-il en 2016 lors de son exposition à la galerie L’Atelier 21 de Casablanca. Sa dernière exposition « Présences » continue d’explorer, non sans mélancolie, les tensions qui opposent le groupe à l’individu, dans une discrète dialectique entre l’huile et l’acrylique lui permettant aussi bien d’affirmer son trait que de le laisser inachevé. Le choix de la figuration relève beaucoup plus de l’évidence que de la réaction. « Pour moi, revendique Yassine Chouati, la figuration, c’est le langage d’aujourd’hui ». À la question de savoir s’il existe néanmoins une tradition figurative de la peinture marocaine, les avis sont partagés. Des galeristes observent un retour incontestable à la figuration, à l’instar de Stéphanie Gaou, attirant l’attention sur le travail iconoclaste de Zakaria Ramhani : « Même en usant de techniques détournées comme la calligraphie, cet artiste est totalement un peintre figuratif. » Pour le critique d’art Brahim Alaoui, il n’y aurait pas de retour à la figuration, puisque « ce mouvement a toujours cohabité avec d’autres genres artistiques ». Tel est le sens de l’anecdote ouvrant Le paradigme de l’art contemporain de Nathalie Heinich où un rapporteur du Prix Marcel Duchamp évoque, devant un public circonspect, la survivance de la peinture chez une peintre qualifiée « d’hybride » qui a été comédienne, musicienne et puise son inspiration aussi bien dans le cinéma que la littérature ou la photographie. Une femme « qui ne s’en tient pas à un cadre, et dont les œuvres présentées pour ce prix n’étaient pas attendues ; qui se méfie des frontières ». Une femme « du temps d’après : d’après Duchamp et sa prohibition de la peinture ».

Mariam Abouzid Souali, Mare Nostrum, 2018, acrylique sur toile, 491x716cm. Courtesy de l'artiste et Galerie CM

« Nous sommes plusieurs jeunes peintres au Maroc à vouloir créer des fictions qui bousculent le rapport à l’ordinaire et à chercher un dialogue puissant avec les spectateurs », précise Mariam Abouzid Souali. Nombreux sont les peintres à affronter des questions politiques réputées taboues, faisant fi de ce préjugé voulant qu’il pèse, en terre d’islam, un interdit sur l’image et la représentation. Yassine Chouati aborde, par exemple, la question des migrations à travers sa série Welcome (2016), constituée de 14 pièces représentant, pour ce natif de Tanger, les 14 kilomètres séparant le Maroc de l’Espagne. La série Crónica consacrée à Ben Barka rend hommage à un homme « qui pourrait, selon Chouati, faire évoluer le Maroc d’aujourd’hui ». De son côté, Abdeslam Karmadi dit s’être inspiré des portraits du roi Hassan II qui ont peuplé son enfance pour sa série de portraits, à l’huile ou à l’acrylique, dans lesquels on assiste à une véritable « dématérialisation du sujet ».

La famille est souvent au centre des préoccupations de jeunes peintres prenant plaisir à dynamiter les conventions sociales. Que l’on se souvienne de l’exposition « Back to the Roots » de Yasmine Hadni organisée en 2017 à la Fondation de la Banque Populaire ou de la série Splash de Yassine Balbzioui exposée à la Galerie Shart en 2016. Une même rage expressionniste anime le trait parfois cruel d’artistes privilégiant des couleurs souvent agressives. Une génération sans concession. Faussement candide, l’univers de Yasmine Hadni rejoue cette part de monstruosité cachée au creux de l’enfance et de la cellule familiale. Les visages se tordent, les corps sont désarticulés et les couleurs criardes agressives. Sanae Arraquas peuple sa série Alienation d’ombres prisonnières de l’individualisme ambiant de nos sociétés ultra-connectées qui transforme les êtres en fantômes. L’artiste délaisse ici la toile et opte pour un support moins conventionnel mais signifiant, des cartes du métro parisien. Tout comme Mo Baala choisira d’utiliser des patrons de couture afin de laisser s’épanouir ses figures hybrides mi-hommes mi insectes que l’on retrouve dans la plupart de ses toiles. Chez cet artiste visuel, la peinture n’est d’ailleurs qu’une simple modalité d’expression, à côté du collage, du dessin et du découpage de cuir ou de textile.

Yassine Chouati, La Cronica, 2015, série de 9 lithographies sur papier, 40x20cm. Courtesy de l'artiste

Se jouer des codes

Pour autant, il ne faut pas imaginer ces jeunes peintres enfermés dans un impératif de représentation ou la volonté de perpétuer quelque tradition que ce soit. Si la peinture à l’huile a souvent leurs faveurs, si les genres du portrait ou de la fresque emportent leur adhésion, la plupart aime cultiver les marges et casser les codes en usage. Yassine Balbzioui ou Mariam Abouzid Souali s’affranchissent souvent du cadre même de la toile, en peignant sur les murs ou en produisant des fresques murales in situ prolongeant leur travail. Le hall du Comptoir des Mines porte encore la trace de ces expérimentations iconoclastes. Abdeslam Karmadi ou Mariam Abouzid Souali revendiquent ouvertement cette logique chaotique. L’une dit aimer « déjouer les perspectives et fragmenter l’espace pictural », quand l’autre privilégie des « perspectives souvent faussées comme pour mieux déphaser les personnages ». Qu’on se le dise : la peinture ne se laisse plus enfermer dans l’espace de la toile. Les peintres contemporains naviguent désormais sans complexe d’une pratique à l’autre et brouillent les frontières de genre comme Zakaria Ramhani qui tisse des visages en un entrelacs subtil de signes calligraphiques rendant selon la focale, l’œuvre figurative ou abstraite. La peinture contemporaine s’approprie les transgressions des avant-gardes avec un goût certain pour l’éclectisme. Elle excède la toile, s’en émancipe et lorgne du côté de l’installation. Avec A Three Person Game (2017), Mariam Abouzid Souali dispose ainsi autour d’un échiquier circulaire trois portraits allégoriques pour y questionner les dissymétries politiques, économiques et sociales entre pays du nord et du sud de la Méditerranée. « Il y avait un jeu très subtil et élaboré de mise en espace de la peinture, remarque le critique d’art Alexandre Colliex. Ces portraits d’enfants en majesté dont le fond du tableau faisait écho directement au sol de l’espace de la galerie créait un jeu de continuum entre l’espace pictural et l’espace de présentation ». Et d’ajouter : « Il y a sans doute cette installation quelque part du Duchamp. Ce qui peut paraître paradoxal puisque Duchamp est le maître de l’art non rétinien. Mais c’est oublier qu’à l’origine il était peintre ». Depuis, avec sa toile monumentale Mare Nostrum (2018), peinte à l’occasion du bicentenaire du Radeau de la Méduse de Géricault, l’artiste a franchi une étape technique supplémentaire : « Avec cette toile, j’ai frôlé une limite qui m’invite à toujours aller au-delà des limites, à toujours tenter de vaincre les difficultés et à chercher à m’inscrire dans l’universel ».

Le post-modernisme est passé par là. Les peintres contemporains piochent dans l’histoire de l’art sans se soucier des querelles de chapelle. Ils sortent du cadre. Yassine Balbzioui fait migrer ses personnages farfelus indifféremment de la toile au mur. En 2012, pendant la biennale de Dakar, sa peinture devient performance. Balbzioui trimbale une toile d’1,90 m – deux hommes insectes – à travers la ville, flanqué de deux gardiens de musée pour proposer « un regard ironique sur la fonction de médiation dans la création artistique contemporaine ». La peinture oui, mais sous conditions. Pour beaucoup, elle constitue une étape non négligeable de leurs recherches plastiques leur permettant d’épuiser un sujet ou de s’essayer aux contraintes d’un medium exigeant. Tel était le cas à ses débuts pour Mustapha Akrim, qui a peu à peu délaissé la peinture au profit de l’installation ou de la sculpture, comme en témoigne sa série de toiles et de pastels Dirhams (2015) où il interroge à travers des billets de banque les motifs iconographiques des années de plomb. La plasticienne Amina Benbouchta laisse éclore, avec une liberté communicative, les motifs de son univers enchanteur à travers des médiums d’une rare diversité où la peinture peut arriver à trouver sa place.

Continuation de la peinture par d’autres moyens, l’art contemporain se joue des codes qu’il maîtrise souvent à la perfection, dans une société que Catherine Grenier définit dans La manipulation des images dans l’art contemporain comme « hyper-référentielle, fascinée par l’Histoire » où « chaque détail du monde renvoie à une image prévalente », où « le réel est une image répercutée sans fin ». Une nouvelle génération connectée aussi bien au réel qu’au passé.

Olivier Rachet et Emmanuelle Outtier