Beaux-Arts de Tétouan : À quoi rêvent les jeunes artistes ?

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Diptyk inaugure l’été en reportage à Tetouan. Accueillis par l’artiste Younès Rahmoun et le directeur de l’Institut des Beaux-Arts de Tétouan, Mehdi Zouak, nous avons rencontré longuement les étudiants, fraîchement diplômés, de la promotion 2022. Quelle(s) forme(s) prendra l’art contemporain de demain ? Celui qu’ils seront amenés à forger ?

Tétouan, 6 juillet. La chaleur écrase la ville nouvelle que surplombent les massifs blocs rocheux du Rif occidental. A l’Institut des Beaux-Arts, avenue Mohammed V, le parvis est étrangement silencieux. Une poignée d’étudiants déambulent encore dans les couloirs où quelques travaux, des bustes en plâtre, jonchent le sol. Les chevalets sont repliés dans l’atelier de dessin : il y règne un air de fin de fête.

Dans les salles de cours, de jeunes gens s’activent pourtant, fébriles. Ce seront les derniers à passer leur soutenance. Cette année, au département Art, on se réjouit. Sur les 14 apprentis artistes de la promotion 2022, seule une étudiante repart sans le précieux sésame; celui qui couronne 4 années d’études. L’Institut des Beaux-Arts de Tétouan est une institution, la seule école d’art placée sous la tutelle du Ministère de la Culture. Depuis sa création en 1945, il a participé à former la scène artistique marocaine. Younès Rahmoun, Safaa Erruas, Mustapha Akrim, Mohssin Harraki, Said Afifi, Mohamed Arejdal… Ces artistes aujourd’hui bien connus – qui naviguent aussi sur la scène internationale – ont fourbi leurs armes à l’INBA. “Une génération 00” – aiguillée par son professeur Faouzi Laatiris et théorisée par le curateur Abdellah Karroum – qui, dès les années 2000, a renouvelé les formes et créé une rupture dans la pratique de l’art au Maroc. Avec une appétence non dissimulée pour l’installation.

Détail du projet de fin d'études de Mouad Bissaoui. ©Mouad Bissaoui

Le travail de la main

Mais en 2022, à quoi ressemblent les aspirations des jeunes artistes ? Celles qui dessineront la scène de demain ? “Il y a, semble-t-il, un regain d’intérêt pour le dessin et la peinture”, avance prudemment Younès Rahmoun qui initie un programme de workshops à l’INBA. Il y invite des artistes confirmés – souvent des anciens de l’école. Et certaines influences se ressentent indéniablement, que ce soit celle de M’barek Bouhchichi dans le travail de Nezha Ben Zaid qui explore la valeur symbolique autant que plastique du noyau de datte, fruit-symbole des régions du Sud du Maroc dont elle est originaire. Ou celle de Laila Hida dans la préoccupation autour de l’archive que l’on retrouve dans le très réussi projet de fin d’études d’Oumaima Abaraghe. La jeune femme plonge dans les récits de la terrible famine de 1944, connue sous le nom de “Am El Boune”. Plus que le fait historique, Oumaima Abaraghe interroge le statut ambivalent de l’archive. Sous forme de collages, la jeune artiste entremêle des fragments de témoignages glanés dans les livres d’histoire ou dans les journaux de l’époque. Jusqu’à les rendre illisibles. Au cœur de son propos : cette parole parfois contradictoire, souvent parcellaire, qui émane de la mémoire collective. Sur papier, elle use d’encre et représente ces traces mémorielles sous forme de strates. Une sismographie du souvenir très convaincante.

Il se dégage aussi une réflexion étonnante de maturité autour de la pratique artistique même. Fils de potier à Safi, Khalid Bouaalam ancre ses travaux dans son vécu et dissèque l’art vernaculaire de la céramique tout en interrogeant le langage très codifié – immuable ? – de ses motifs. Mais le piège menace à tout moment de se refermer, comme dans l’une des installations que l’artiste a composé à partir d’un ensemble de souricières après avoir tenté, en vain, de déconstruire l’art paternel. On échappe difficilement à un savoir-faire savamment élaboré pendant des siècles, semble-t-il constater. Dans d’autres œuvres, l’oiseau – symbole de liberté par excellence – se retrouve piégé dans la céramique. Une tension entre art et artisanat, vieille comme le monde. Un questionnement sensible sur la place de l’artiste chez ce jeune plasticien.

Dans l'atelier du street-artiste Bluuecrab à l'INBA.

Le street-art fait son entrée

La matière est aussi un champ d’expérimentation quasi infini pour ces jeunes pousses : Aicha Fikri apprivoise le plastique, Mehdia Bouayad la cire de bougies. Plus atypique encore, Youssra Raouchi intègre des graines de lin qui germent au sein de ses grands formats de peinture, très maîtrisés. « Je voulais mélanger les médiums, explique-t-elle, faire un travail hybride qui transcende les catégories. C’était mon défi : faire de la peinture mais la transformer en quelque chose d’autre. Elle crée ainsi un dialogue entre la matière première (les graines de lin plantées) et la matière transformée (la toile). Une proposition profondément matiériste qui, pourtant, par son dispositif, est aussi une métaphore du temps qui passe. “Mon travail change au fil des jours”. Son influence ? “Anselm Kiefer, répond-elle. Parce que son œuvre n’est jamais figée ; ce qui importe, c’est le processus ».

La noirceur et le pessimisme d’un Anselm Kiefer pourraient sans doute aussi se déceler dans le motif du pion d’échec de Mouad Bissaoui qui questionne les jeux de pouvoirs qui gouvernent la géopolitique. Ou encore dans les bidonvilles déstructurés de Zakaria El Ouaqoudi. Mais en ce beau jour de juillet, rien ne pouvait perturber la bonne humeur ambiante d’autant qu’une petite révolution est à l’œuvre à l’INBA. Cette année, le street-art a fait son entrée au sein de la très sérieuse institution. Les figures incontournables pour Mohamed El Barnoussi ou Ilyas El Ouahabi (alias Bluuecrab) ? Banksy et Keith Haring, bien sûr! Si vous vous promenez à Casablanca ou à Rabat, vous tomberez d’ailleurs peut-être sur l’un des petits personnages de Bluuecrab qui incarne, par cet archétype, le drame migratoire. À Tétouan, si près de la frontière avec Sebta, la problématique est en effet une réalité palpable. Ainsi, le street-art gagne ses lettres de noblesse et la présence de ce binôme empreint de culture urbaine montre aussi la volonté de l’INBA d’évoluer avec son époque. Et c’est plutôt réjouissant !

Emmanuelle Outtier

Zakaria El Ouaqoudi présente son travail sur l'imagerie des bidonvilles.
©Zakaria El Ouaqoudi
Vue de l'atelier partagé à l'INBA avec au premier plan une des toiles de la jeune Mehdia Bouayad.
Détail d'une peinture de Mehdia Bouayad qui use de cire de bougies.
Oumaima Abaraghe plonge dans les récits de la terrible famine de 1944, connue sous le nom de “Am El Boune”.
Youssra Raouchi dans son atelier à l'INBA.
Détail d'une peinture de Youssra Raouchi. ©Youssra Raouchi
Mohamed El Barnoussi devant son travail à l'INBA.
Dans l'atelier d'Aicha Fikri à l'INBA. La jeune artiste apprivoise le plastique.