[ ENTRETIEN ] Mounir Fatmi « J’écris avec le feu »

Montage réalisé par Mounir Fatmi à partir de ses archives personnelles (lettres de Mohamed Choukri du 30 juin 1993 et du 2 août 1997).

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L’artiste tangérois raconte ce qu’il doit à la Beat Generation qui irrigue ses travaux. Il évoque ses souvenirs avec Choukri et Bowles qu’il a connus intimement, sa fascination pour Gysin qu’il collectionne et ce volume d’Un Thé au Sahara dont il a entrepris de recouvrir chaque page, comme un palimpseste.
 

Vous viviez à Tanger au début des années 90, un temps où les dernières cendres de la Beat generation crépitaient encore. Que faisiez-vous à l’époque ?

J’étais un jeune peintre inconnu, j’avais fait une expo collective à la galerie Flandria, dans l’hôtel du même nom. Ce n’était pas ma première exposition. En réalité j’ai commencé à exposer très jeune, dans ma famille même. La première fois que j’ai accroché l’un de mes dessins au mur dans la maison familiale, j’ai compris qu’il avait un pouvoir. Je viens d’un milieu très pauvre, dans le quartier de Casabarata. Les seuls ornements qui figuraient sur les murs de notre maison étaient la calligraphie coranique, le portrait du roi Mohammed V et un coran. Le jour où j’ai accroché l’un de mes tableaux au mur, des membres de ma famille ont regardé et demandé : c’est quoi ce « truc » ? Et ils ont commencé à s’intéresser à moi, car ça les a fait réagir. Vous savez, ce n’était pas facile de trouver sa place dans une famille de neuf personnes, en plus, j’étais le tout dernier.
 

Qu’est-ce qui était en jeu dans le regard de votre famille : le potentiel de « beau » de ce premier dessin, ou bien le « blasphème » de vous être affiché entre le Coran et le roi ?

C’était un objet qui ne leur paraissait pas à sa place. La calligraphie représentait la morale et la photo du roi la question politique, la figure de l’autorité. Et il n’y avait pas besoin d’autre chose. Nous n’avions même pas de portraits de famille. Ce n’était pas une culture de photographie, et encore moins d’accrochage au mur : le mur ne t’appartient pas, il n’est pas à toi. Donc le fait de s’approprier le mur était quelque chose d’inimaginable. Je pense que c’est le moment le plus intéressant de toute ma vie : montrer mon travail sur cet espace plutôt que le dissimuler.
 

Quand on pense au Tanger des années 50, on évoque souvent le mythe d’une cité internationale, arty et sulfureuse… Quelle est la part de réalité là-dedans ?

Ce qui est intéressant dans un mythe, c’est de ne jamais savoir. On ne peut que fantasmer cette période. Mohamed Choukri l’a beaucoup critiquée dans son roman Le Pain nu. Il m’a raconté plusieurs histoires de relations entre les Marocains et les touristes qui passaient par Tanger. Mon père aussi m’avait raconté plusieurs anecdotes sur cette période.
 

Vous l’avez pourtant touché du doigt, ce mythe…

Oui, en quelque sorte, mais j’ai vécu la fin de la vie de Paul Bowles, la fin de Mohamed Choukri. Mrabet est toujours vivant mais il est assez malade aujourd’hui, il n’est plus dans le même mouvement. Il est avant tout quelqu’un qui raconte des histoires. Il avait besoin de quelqu’un d’autre pour fixer ses créations, et les autres sont partis. 
 

Parlons de cet « autre » qui a immortalisé les histoires de Mrabet : Paul Bowles. Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré à Tanger ?

J’ai rencontré Paul Bowles vers la fin de sa vie, dans les années 90. J’avais commencé à lire ses poèmes à 17 ans, à m’intéresser à la Beat Generation. Et j’ai compris que l’un des monstres de ce mouvement était accessible puisqu’il habitait dans ma ville. Je suis parti avec un ami qui le connaissait et j’ai fait un portrait de lui car je n’avais pas grand-chose à lui dire, je ne connaissais que quelques mots d’anglais. Je lui ai dit que j’étais peintre et que je travaillais sur l’idée de la communication et de sa fragilité. Il m’a encouragé. Et puis il m’a donné son roman Un Thé au Sahara qu’il m’a dédicacé.  Je n’avais de toute façon pas de travail abouti duquel je pouvais parler à l’époque. J’étais davantage dans le questionnement et la recherche. J’étais révolté, j’avais envie de tout brûler.
 

Le grand public connaît généralement les écrivains de la Beat generation : Allen Ginsberg, Jack Kerouac, William Burroughs… Mais il connaît moins des plasticiens comme Brion Gysin, Georges Herms ou Jay DeFeo. Comment ces artistes vous ont-ils influencé ? 

La plupart des gens qui découvrent mon travail sur la calligraphie pensent que c’est parce que je suis arabe ou musulman. Je leur réponds toujours qu’en réalité c’est parce que j’ai découvert le travail de Brion Gysin. J’ai plusieurs livres dédicacés de sa main que j’ai achetés pour ma collection. Je suis aussi collectionneur de ses œuvres, j’en possède cinq aujourd’hui : des dessins, des peintures essentiellement. Et puis en 2012 j’ai réalisé une installation que je lui ai dédiée, exposée à la Goodman Gallery à Johannesburg, intitulée Calligraphy of Fire – La calligraphie de feu. J’aime beaucoup l’idée d’écrire avec le feu. La même année, en 2012, j’ai subi plusieurs censures, entre autres à cause de calligraphies projetées au sol. Des proches m’ont dit que je jouais avec le feu, je leur ai répondu : « Non, j’écrivais avec le feu ». Je ne pense pas qu’ils aient compris le jeu de mots.
 

Qu’aimez-vous en particulier chez Brion Gysin ?

C’est quelqu’un d’essentiel dans la culture contemporaine, rien que pour la technique du cut-up. C’est une destruction du langage qui veut dire, pour moi, couper le langage à la hache, le mettre en petit morceaux, tourner les mots, manier les phrases… Quand on essaie de prononcer le mot « cut up » en arabe, cela donne « kateb » qui signifie  « il a écrit ». Je trouve ça pertinent car je pense justement que Gysin a écrit l’histoire. C’est pour moi l’un des grands génies de son temps, que je n’ai malheureusement jamais rencontré. C’est mon ami Mohamed Choukri, et Paul Bowles, qui m’ont parlé souvent de son travail.
 

Vous étiez justement très proche de Mohamed Choukri ?

Je ne vais pas dire qu’il était comme un père, car ce n’est pas quelqu’un qui aurait aimé qu’on lui colle cette étiquette. Il était plutôt comme un grand frère pour moi. Par exemple, il me disait que je n’avais pas besoin de faire des bêtises pour avoir plus d’expérience, que venir du quartier populaire de Casabarata à Tanger, ce n’était pas quelque chose de honteux. Il me disait : « Regarde tout le chemin que tu as déjà parcouru ».
 

Choukri vous a beaucoup encouragé en tant qu’artiste ?

Énormément. Je savais que le temps que je passais avec lui était très précieux. Je lui posais beaucoup de questions, sur les femmes, son chien qu’il adorait, sur la création, sur le public. Mohamed était parmi les rares écrivains marocains qui avaient un public. Il avait rédigé deux petits articles sur mon travail, dont l’un, qui portait sur la première période de ma peinture et qui s’intitulait « Fragile communication », a été publié dans le magazine Vision en 1993. J’avais 20 ans à l’époque et j’allais souvent chez lui. Il habitait au 4e étage sans ascenseur, pas loin du cinéma Roxy à Tanger. J’écoutais d’abord à travers la porte. Si j’entendais le bruit de sa machine à écrire, je ne frappais pas. Je redescendais au café et je l’attendais. J’étais très heureux de savoir que pendant ce moment où je sirotais mon thé à la menthe, il était en train d’affronter ce monstre qui est la page blanche. Je le voyais comme un héros qui sautait dans le vide.
 

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Retrouvez la suite de cet entretien dans le numéro #34 de Diptyk Mag actuellement en kiosque

Propos recueillis par Marie Moignard
 

« Beat generation », Centre Pompidou, Paris, du 22 juin au 3 octobre 2016.

Mounir Fatmi, « Depth of Field », centre d’art Labanque, Béthune (France), jusqu’au 28 août.

Femme qui marche [I], 1932, plâtre 152,1 x 28,2 x 39 cm
Documents d’archives sur la Beat Generation, montages et photos de Mounir Fatmi
L’idée de départ était d’entrer dans le texte de Paul Bowles, d’ajouter de l’encre sur l’encre. Par-dessus l’encre qui a imprimé ses idées à lui, j’ai ajouté une autre encre, celle du stylo-bille, pour imprimer mes idées à moi.
Dessin sur le livre Un Thé au Sahara de Paul Bowles.
Calligraphie de Feu 01, 2012, acier, serre-joints, 42 x 48 x 48 cm Courtesy de l’artiste et Goodman Gallery, Johannesburg © Photo Mounir Fatmi
History is not mine, 2013, HD, 5 min. ©Mounir Fatmi et Galerie Fatma Jellal
Le Voyage de Claude Lévi-Strauss, 2012, photographie, 80 x 60 cm. ©Mounir Fatmi et Galerie Fatma Jellal