[ EXPO ] L’épopée intime d’Amina Benbouchta

Vues de l’« exposition in progress » d’Amina Benbouchta à Dar el Kitab © M’hammed Kilito

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Invité à s’exprimer sur l’« exposition in progress » d’Amina Benbouchta curatée par Kenza Amrouk, Bernard Collet qui connaît bien l'oeuvre de l'artiste a souhaité « répondre par la littérature ». Il signe un texte sans points pour parcourir d’une traite ces « Traversées ». 

 

Entrer dans Dar el Kitab précisément comme on entre dans un livre, architecture textuelle, escaliers étroits, se laisser entraîner au fil d’une ligne de carrelage noir sur les marches, passer de porte en porte comme en autant de chapitres, de salles qui communiquent entre elles, entrer dans l’intimité et l’imaginaire de celle qui écrit, qui peint, qui photographie, que fait-elle exactement ici, on ne sait plus, on est dans l’attente de la découverte, on invente, au sens exact de l’invention des trésors, on lit les premières pages, on pénètre dans une épopée intime et dévoilée, le cœur est aventureux, il y a comme des craquements en soi, ceux que l’on éprouve en entrant dans les maisons vides, une rémanence de choses et d’êtres qui y furent et désormais n’y sont plus, expérience sensorielle de la marche dans un labyrinthe, tout est si clair pourtant, tout se met à parler, on reconnaît les objets récurrents de l’artiste, les nasses, les grillages, les formes de nuages, les maisons minuscules, les ballerines rouges, cet univers d’Alice onirique et qui réapparaît là comme sorti de nos rêves, avec ses effets de perte de temporalité et d’échelle, tout fait sens, une ombre passe, fugitive et trouble, près d’un lapin noir, un caftan rouge brodé d’or flotte près d’une chaise d’enfant, la beauté tutoie le merveilleux, on avance, on enjambe au sol des lignes de zellige vert à l’arête des seuils et un grand nuage de cuivre, on passe des portes comme on franchit des frontières, émotion psychique d’une traversée de miroir, de ce passage entre le réel que l’on voit et celui que l’on pressent, on arrive sur des terrasses où le ciel est là comme une invitation, comme un point de fuite après cette formidable rêverie, mais que dire, quel langage alors, de quel jeu social avons-nous abandonné les normes et les conventions, qu’a-t-on vu exactement pour que l’on se sente soudain si transformé, comme après la traversée de soi-même, après ce dédale étrange peuplé d’images de mémoire et de vie, on se demande pourquoi cette résonance en soi des grilles et des enfermements, de la beauté simple des prisons domestiques, des contes initiatiques de l’enfance, est-ce d’un autre que l’on parle, est-ce un autre qui parle en soi, alors suivre la transgression douce entre l’espace intime et l’espace public dans les méandres poétiques de l’artiste, elle-même posée sur le fil de deux mondes, celui de l’atelier et celui de l’exposition pure, l’atelier clos où elle joue l’instant onirique de toutes les libertés, et celui de son intervention à Dar el Kitab, instant de la mise en scène de son travail, du jeu avec le lieu et le temps disponible, oui, loin de l’idée d’une simple exposition de ses œuvres, cette même mise en scène qu’elle introduisait déjà dans son travail photographique mais inscrit ici dans l’espace et le temps, cinq mois de traversée immobile, 150 jours de voyage au long cours, comment le suivre sinon dans les escales prévues comme des respirations, des rendez-vous géographiques dans la carte mentale dressée, des échanges avec d’autres amis artistes, écrivains ou philosophes qui viendront y écrire de nouveaux chapitres, entrer dans un dialogue qui aurait à voir avec la version borgésienne de la littérature, comme on construit une épopée, là où le merveilleux croise le réel, là où s’écrit quelque chose de nouveau, un roman initiatique inconnu, un récit fait de représentations et de langage pour un temps neuf, un univers complexe d’images, d’objets et de textes mikado où on est invité à entrer, à traverser les salles aux carrelages en damier et les portes aux cintres de pierre, à monter des escaliers et à soulever un à un chaque objet, interroger chaque parole une à une, de peur que tout ne s’effondre, qu’on ait soulevé en soi des pans enfouis, des peurs, des mémoires vives comme celles de ces papiers anciens recouverts de l’écriture des pères ou ces photographies jaunies avec ces sourires toujours un peu figés d’un bonheur que l’on devine de façade, alors on voudra les recouvrir de nuages de vernis brillant carmin, y découper au cutter des formes identitaires rassurantes, on voudra se dire que le ciel s’est dégagé, que la foudre évitera de suivre le ruban paratonnerre du nuage de cuivre, que l’enfance avait des merveilles qu‘il est urgent de faire renaître, qu’on reviendra encore et encore à Dar el Kitab où Amina mène une aventure immobile comme on construit un poème, parle d’elle, et aussi, bien sûr, tellement de nous.
 

Un article de Bernard Collet  

 

Amina Benbouchta, «Traversées», Dar el Kitab, 

Casablanca, jusqu’au 24 octobre 2016.

Vues de l’« exposition in progress » d’Amina Benbouchta à Dar el Kitab © M’hammed Kilito
Vues de l’« exposition in progress » d’Amina Benbouchta à Dar el Kitab © M’hammed Kilito