[Série] Quand le monde arabe inventait sa modernité – Épisode 1 : l’Égypte

Inji Efflatoun, Ouvrière textile, 1971, huile sur carton, 56 x 41,5 cm. Courtesy du Mathaf - Arab Museum of Modern Art

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Le concept de modernité artistique, fortement ébranlé par la mondialisation culturelle, est aujourd’hui repensé dans sa pluralité dans de nombreux musées et universités. Nous vous proposons de parcourir en trois épisodes l’histoire des modernités arabes, minorées sur la scène internationale tout au long du XXe siècle. Pour commencer cette série, nous mettons le cap sur l’Égypte qui a vu l’émergence d’une génération d’artistes bercés par les idées modernistes de la Nahda. Ensemble, ils élaboreront un langage plastique original.

Pour appréhender l’émergence de la modernité artistique en Égypte au début du XXe siècle, il convient de revenir en arrière, en ce XIXe siècle qui a vu naître la Nahda (Renaissance). Ce mouvement de modernisation est mené par les intellectuels égyptiens au niveau théologique, politique et culturel afin de rattraper le retard accumulé et défendre leur identité face à la domination coloniale de l’Empire britannique, qui occupe leur pays depuis 1882.

La pensée de la Nahda est initiée par une élite égyptienne marquée par les réformes modernistes instaurées dès le XIXe siècle par le prince Muhammad Ali (1769-1849) et influencée par les courants d’idées émancipatrices du siècle des Lumières en France. D’ailleurs, la plupart des penseurs de la Nahda ont séjourné en Europe, souvent à Paris à l’instar du réformateur Rifa’a al-Tahtawi (1801-1873), considéré comme le père fondateur de la Nahda. Ce dernier étudie à Paris de 1826 à 1831 et s’imprègne de la pensée des Lumières, qui le marquera profondément. À son retour en Égypte, Tahtawi s’engage dans une vaste entreprise de traduction et d’éducation qu’il considère comme fondamentale pour moderniser son pays.

Mahmoud Mokhtar, La Fiancée du Nil, 1930, sculpture en pierre, 149 x 60 x 37 cm. Collections du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou à Paris.

Dès lors, un mouvement de modernisation voit le jour en Égypte. Les villes du Caire et d’Alexandrie assistent à un important développement urbain et accueillent une population cosmopolite, dont de nombreux artistes, archéologues et ingénieurs européens résidents. C’est dans ce contexte que les Égyptiens adoptent la pratique de la peinture de chevalet européenne et créent l’École des Beaux-Arts au Caire en 1908. Les premiers diplômés achèveront leur apprentissage en Europe, notamment à Paris.

Parmi les plus illustres on compte le sculpteur Mahmoud Mokhtar (1891-1934), figure essentielle de la renaissance artistique en Égypte. Mokhtar est arrivé à Paris en 1912 où il est admis à l’École des Beaux-Arts. Il expose régulièrement au Salon des artistes français, y présente en 1920 la maquette de sa sculpture Réveil de l’Égypte, conçue en écho à la révolution égyptienne de 1919 contre l’occupation britannique. Cette œuvre, couronnée d’une médaille d’or, révèle une parfaite maîtrise de la sculpture moderne européenne, en symbiose avec l’art pharaonique. Au retour de Mokhtar dans son pays, le parti nationaliste Wafd décide de faire du Réveil de l’Égypte un monument public et lance un appel au peuple égyptien pour qu’il soit érigé sur une place du Caire. Réalisée en granit rose d’Assouan, la sculpture est installée en face de la gare centrale du Caire en 1928. Lors de l’exposition personnelle de Mokhtar à la galerie Bernheim-Jeune à Paris en 1930, l’État français lui achète sa sculpture La Fiancée du Nil, qui fait actuellement partie des collections du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou à Paris.

La sculpture de Mahmoud Mokhtar, Le réveil de l’Égypte (1919), a été décrétée monument public par le parti nationaliste Wafd.

Mahmoud Saïd, le peintre du peuple

Le mouvement de la renaissance artistique en Égypte compte d’autres figures comme Mohamed Naghi (1888-1956) et Mahmoud Saïd (1897-1964). Ce dernier, issu de l’aristocratie égyptienne, fait ses études de droit où il apprend la peinture au contact d’artistes européens. En 1919, il effectue un voyage en Europe, d’abord en Italie, avant de s’installer à Paris et d’y suivre des cours à l’Académie de la Grande Chaumière. De retour en Égypte, il occupe le poste de magistrat, qu’il délaisse en 1942 pour se consacrer pleinement à la peinture.

Considéré comme le « peintre du peuple égyptien » pour ses scènes de la vie quotidienne, Saïd réalise des paysages et de nombreux nus féminins en outrepassant certaines réticences de la société traditionnelle. Il meurt en 1964 et l’Égypte lui rend un hommage posthume en 1997 en organisant une exposition de ses œuvres et un colloque en son honneur. À cette occasion, la revue culturelle Ibdaa (Création) a été contrainte de retarder son numéro en raison de « divergences entre ses responsables sur la publication de nus de Mahmoud Saïd datant du début du XXe siècle et que certains voulaient retirer, a déclaré à la presse son rédacteur, le poète Ahmed Abdel Moeti Hegazi. Nous sommes engagés dans une longue lutte avec les forces du fanatisme et leurs mercenaires qui font de la religion un gagne-pain. Ils ne font pas la différence entre art et pornographie. » Moeti Hegazi a maintenu la publication de ce numéro, paru avec les tableaux qui avaient soulevé la polémique, refusant d’écouter ceux qui lui conseillaient de retirer les photos ou les textes controversés parce que le magazine risquait d’être censuré dans les pays du Golfe. Ironie du sort, c’est à Dubaï que deux tableaux de Mahmoud Saïd seront vendus chez Christie’s en 2019, pour un total de 5 millions de dollars, soit les prix les plus élevés jamais atteints par des tableaux d’un artiste moderne arabe.

Ramsès Younane, Sans titre, 1942, huile sur toile, 50 x 73 cm. Courtesy du Mathaf - Arab Museum of Modern Art

Ces artistes pionniers ont en commun d’avoir bénéficié d’une formation artistique locale suivie d’un approfondissement de leur étude en Europe, où ils se sont confrontés à l’art moderne. Cependant, ils ont adopté consciemment une représentation figurative dont les thèmes évoquent généralement le monde rural ou la vie populaire et dont l’esthétique se réfère à l’art pharaonique. Ce parti pris, qui leur semble le plus adapté à leur contexte social, marque une prise de distance avec les avant-gardes européennes et leur a permis d’élaborer une modernité locale en adéquation avec les aspirations de la Nahda.

Cependant, une nouvelle génération d’artistes émerge dans les années 1930, en rébellion contre leurs aînés qui incarnent, à leurs yeux, la prééminence de l’académisme à l’École des Beaux-Arts du Caire et produisent des œuvres conformes au goût de la bourgeoisie locale. Le poète francophone Georges Henein (1914-1973) figure à la tête de cette dissidence qui aspire à un renouveau culturel affranchi de l’académisme et du nationalisme. Henein, qui a découvert le mouvement surréaliste lors de ses études à Paris, grâce à sa rencontre avec son fondateur André Breton en 1936, en assure la diffusion en Égypte. Il fonde, avec l’aide des jeunes artistes Kamel Telmissany (1915-1972), Fouad Kamel (1919-1974) et Ramsès Younane (1913- 1966), le groupe Art et Liberté en 1938.

Inji Efflatoun, Ouvrière textile, 1971, huile sur carton, 56 x 41,5 cm. Courtesy du Mathaf - Arab Museum of Modern Art

Contre la poussée du fascisme

Ce groupe mêle art et engagement politique, s’insurge contre la poussée du fascisme et milite en faveur d’une expression artistique fondée sur la liberté et l’imagination, en phase avec le surréalisme international. Il organise des salons dits d’Art indépendant (1940-1945) et fonde en 1940 la revue Al-Tattawor (L’Évolution), qui aspire à l’émancipation sociale et culturelle de l’Égypte. Ce groupe est rejoint par la jeune artiste Inji Efflatoun (1924-1989), activiste féministe qui trouvera en son sein suffisamment de ressources pour assouvir sa passion artistique et subvenir à son engagement politique.

Les œuvres des surréalistes égyptiens représentent le plus souvent un monde imaginaire tourmenté, marqué par les affres de la guerre et par la misère qui affecte la classe populaire égyptienne. Le groupe Art et Liberté est dissous en 1948, ses détracteurs lui reprochant son penchant pour l’international au détriment du local. Certains de ses membres cofondent, avec un groupe d’artistes plus jeunes, le Groupe de l’art contemporain sous l’égide de l’artiste et pédagogue Hussein Youssef Amin (1904-1984). Déclarant que « l’art ne peut pas non plus être un luxe qui permette de se dérober à la souffrance humaine ou de la falsifier », ce dernier assigne à son groupe une pratique artistique engagée et inclusive. Ce tournant culturel, rendu possible après que l’Égypte s’est affranchie de la présence coloniale britannique, va s’affirmer davantage suite à l’arrivée au pouvoir de Gamal Abdel Nasser en 1956. La volonté de ce dernier de bâtir une Égypte moderne et indépendante suscite très vite un grand espoir et lui vaut une immense popularité parmi ses concitoyens. Les artistes du Groupe de l’art contemporain, tels que Samir Rafi, Abdel Hadi El Gazzar et Hamed Nada, partagent cet enthousiasme général. Cependant c’est Abdel Hadi El Gazzar (1925-1966) qui incarne le mieux ce changement de paradigme.

Mahmoud Saïd, Bain des chevaux à Rosette, 1950, huile sur panneau, 66 x 89 cm. Courtesy de la Fondation d’art Ramzi & Saeda Dalloul

Fils d’un érudit musulman, El Gazzar a grandi dans le quartier historique de Sayeda Zaynab au Caire. Il y baigne dans une ambiance mystique et féerique qui laisse son empreinte sur son œuvre future. Diplômé de l’École des Beaux-Arts du Caire en 1950, il poursuit ses études à Rome et se rend par la suite en France et en Angleterre. Il réalise une peinture d’une veine surréaliste, chargée de symboles, où il révèle les entrailles de la couche populaire égyptienne, son imaginaire, ses croyances et ses pratiques magiques, pour mieux exhorter ce qui entrave son développement social.

Il élabore également une œuvre où se reflètent ses engagements politiques, à l’image de sa célèbre peinture intitulée Le Pacte (1962), une œuvre allégorique qui représente, sous la forme d’une femme-arbre dont les racines plongent dans la terre et dont les branches s’élèvent jusqu’au ciel, les espoirs et aspirations de l’Égypte sous Nasser. Bien qu’El Gazzar soit décédé jeune, à l’âge de 41 ans en 1966, son œuvre singulière et libre, s’abreuvant à l’imaginaire et au réel, demeure une contribution essentielle à la modernité locale à vocation universelle. Il n’est donc pas surprenant que ses tableaux soient parmi les plus recherchés et cotés sur le marché de l’art moderne arabe. Une de ses peintures intitulée Construction du canal de Suez, exécutée en 1965, mise aux enchères chez Christie’s à Dubaï en 2014, a été adjugée près d’un million de dollars.

Ainsi, le Groupe de l’art contemporain, tout en adoptant le surréalisme, l’a recentré davantage sur la problématique et l’imaginaire national et l’a ajusté aux idéaux pan-arabes qui caractérisent la période de Nasser. En somme, la modernité égyptienne de la première moitié du XXe siècle s’est forgé sa propre identité à travers la réappropriation de son héritage artistique et en se nourrissant de multiples interactions transculturelles entre les deux rives de la Méditerranée. « À ce titre, la modernité n’est ni imitation ni rejet de l’autre. Elle est reconstruction de soi, compréhension et échange avec l’autre à la lumière de cette reconstitution », nous rappelle judicieusement le poète Adonis.

Brahim Alaoui, historien de l’art et commissaire d’exposition.

Références dans le texte :
Nadia Radwan, Les Modernes d’Égypte. Une renaissance transnationale des beaux-arts et des arts appliqués, Éd. Peter Lang, Berne, Suisse, 2017.
L’Orient-Le Jour, quotidien du 20 mai 1997, Beyrouth, Liban.
Le Centre Georges Pompidou a organisé en 2016 l’exposition « Art et Liberté, rupture, guerre et surréalisme en Égypte (1938-1948) », dont le commissariat a été assuré par Sam Bardaouil et Till Fellrath. Samir Gharib, Le Surréalisme en Égypte et les arts plastiques, Éd. du ministère de la Culture, Le Caire, Égypte, 1988.
Adonis, « De l’impasse de la modernité dans la société arabe », revue Qantara, n°14, 1995, Institut du monde arabe, Paris, France.

Retrouvez l’épisode 2 de notre série « Quand le monde arabe inventait sa modernité » dans le numéro 57 de diptyk, à paraître courant septembre.

3 Comments

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