Simon Njami : « Une bonne biennale est une biennale qui me fait pleurer dans une autre langue »

Aida Muluneh, Denkinesh, le monde est 9, 2016, triptyque, photographies

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Rencontre avec le commissaire de la Biennale de Dak’art, qui ouvre ses portes le 3 mai sous le titre « La Cité dans le jour bleu », extrait d’un poème de Léopold Sédar Senghor. Porté par la nécessité de redonner sa place à l’utopie, Simon Njami propose de « ré-enchanter » le monde.

 

Qu’est-ce qu’une bonne biennale ?

C’est une biennale qui m’apporte du plaisir…

 

Pourquoi Dak’art n’était plus une bonne biennale ? L’a-t-elle été un jour ?

Dak’art était bonne depuis le début, parce qu’elle faisait partie de ces trois biennales qui ont été voulues par des pays : à Dakar, Ouagadougou et Johannesburg (qui n’a duré que deux éditions). Et dès lors qu’il y a une volonté politique de faire quelque chose, c’est bien. La volonté politique est un point décisif et déterminant, c’est la suite qui peut devenir problématique. Pour Dak’Art, la volonté politique s’est perdue dans l’administration et, malheureusement, le côté positif pour ces trois biennales que j’ai citées était le corollaire de leur propre négation : c’est qu’une biennale n’est pas nationale. C’est une volonté politique nationale, mais elle ne peut pas être nationale.

 

Comment sera votre biennale ? Quelle est la recette Simon Njami ?

J’ai juste une recette, comme n’importe qui ; le secret, ce sont les ingrédients. Et les ingrédients, ce sont les autres… S’il y a une différence entre l’Ouest – même si ce terme est caricatural – et le reste du monde, c’est précisément cette affaire de centralité et de personnalisation,  opposée au partage et à la dissémination. Une bonne biennale, c’est un orchestre. Celui qu’on appelle directeur artistique est chef d’orchestre, il donne une impulsion, mais il ne peut rien faire tout seul. Pour le meilleur comme pour le pire, on dira de cette biennale que c’est ma biennale. Et c’est le côté amusant et dérisoire de tout cela.  C’est que je sais où je vais, et si mon orchestre ne sonne pas juste, c’est moi qui donnais le la. Et jamais je ne reprocherai au trompettiste d’avoir une trompette bouchée, ou d’être enrhumé et d’avoir tout fichu en l’air.


Vous espérez cette année que le chauffeur de taxi, le gardien, le quidam sache qu’il y a une biennale… Comment comptez-vous vous y prendre ? 

Quand j’avais 7 ans, il y avait un héros de roman de cape et d’épée (je crois que c’est Le Bossu de Paul Féval) qui s’appelait Lagardère, arrogant, hâbleur et bretteur intraitable. Il avait cette phrase : « Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère viendra à toi. » Et je n’ai pas d’autre méthodologie que celle-là.  Je comprends que le type qui a bossé 48 heures dans sa journée, et auquel on vient parler d’art contemporain, ne soit pas intéressé. Mais on peut mettre dans son environnement immédiat un objet ou un espace qui éveille chez lui l’envie d’explorer. Nous ne parlerons plus d’art contemporain, ce serait rédhibitoire, mais tenterons de créer une interaction entre celui qui passe et cette chose qui est là, qui est aussi une chose qui n’était pas là. 

Le problème de l’art contemporain, c’est le monde de l’art contemporain. Cette arrogance, qui dit que si je n’ai pas lu ceci ou cela, si je n’emploie pas tel vocabulaire, si je ne suis pas éligible, je suis exclu. Et en y réfléchissant, on s’aperçoit que c’est précisément ce que fait la religion.  Le dispositif que nous allons mettre en place est un ensemble de propositions auxquelles les uns et les autres sont libres d’adhérer ou pas. 

La biennale que j’essaie de fabriquer revendique sa subjectivité. C’est dire aux gens : le bon, c’est ce que vous décidez, mais décidez ! Ne consommez pas passivement, décidez ! Vous avez tous les droits, mais décidez que ceci vous plaît ou pas : c’est le principe même de toute émancipation. L’art contemporain, avec tous ses labels contre la colonisation, post-colonisation, est le dernier bastion du colonialisme et c’est le pire, parce que c’est intellectuel. On fait croire aux gens qu’on est avec eux, alors qu’on veut juste leur imposer une forme de pensée.


Comment comptez-vous ré-enchanter le monde, thème de l’exposition principale de la biennale ?

S’il y a un endroit où le ré-enchantement du monde peut advenir, c’est en Afrique. Donc je demande aux artistes de m’en parler. L’un des grands traumatismes que ce continent a conservés du colonialisme, c’est de penser que quand l’Afrique parle de l’Afrique, elle ne parle que d’elle-même. Or la première chose sur laquelle j’insiste, c’est qu’elle parle du monde. L’Afrique est un point d’où on regarde le monde. Je parle de ré-enchantement parce que je suis un type bête, et je m’aperçois que le monde n’est pas enchanté, et que toutes les idéologies sont mortes ou productrices de ce qu’elles dénonçaient. 

 

Vous pouvez lire la suite de cet entretient dans Diptyk Mag #33 actuellement en kiosque et disponible en ligne https://www.relay.com/diptyk/numero-courant-1254.html

 

Dak’art, 12e édition, « La Cité dans le jour bleu », 

Sénégal, du 3 mai au 2 juin 2016.
 

Propos recueillis par Syham Weigant

© Mounir Fatmi
Aida Muluneh, Denkinesh, le monde est 9, 2016, triptyque, photographies
othman zine, 2RED, 2015, Karim Tassi collection automne-hiver
Annette Messager, Proverbes Courtesy Annette Messager et mfc-michèle didier
Farah Al Qasimi, Sandcastles, 2014, Dubaï
Pablo Picasso, Las Meninas
Raphael Barontini, Heraldiques Creoles, 2016
Dalila Dalleas Bonzar, série Princesse, 2015, huiles sur toile, 10 × 50 × 40 cm 
Simon Njami à l’hôtel Menelik d’Addis Abeba (Ethiopie), dans l’objectif d’Aida Muluneh © Aida Muluneh