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Chaïbia au Musée Mohammed VI, Bruno Nassim Aboudrar guide notre regard sur une oeuvre de Chaïbia

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Sans son titre, on serait peut-être en peine d’identifier le sujet de ce tableau, pourtant figuratif, aux couleurs somptueuses. Les Pêcheurs. On restitue donc l’iconographie : les deux figures humaines à droite et à gauche de la composition, yeux et lèvres bistres, chapeaux bleus, brodé pour l’un, orné pour l’autre d’un pompon rouge de marin, tirent un filet, au centre, à mailles lâches, brunes ; et, sans doute, la nasse rouge qui occupe tout le registre inférieur, avec des cercles concentriques comme des ocelles – bleu, jaune, cyan ; bleu, vert, blanc –, contient- elle la pêche. Quelle pêche ? Sous le soleil dépeint comme un œil en haut, au centre de la composition, on pense moins à des poissons, dont ces ocelles n’ont pas la forme, qu’à d’étincelantes boîtes de conserves. Jacques Lacan : « Petit-Jean […] me montre un quelque chose qui flottait à la surface des vagues. C’était une petite boîte, et même, précisons, une boîte à sardines. […] Elle miroitait dans le soleil. Et Petit-Jean me dit — Tu vois, cette boîte ? tu la vois ? Eh bien elle, elle te voit pas !(1)» La scène a lieu sur les côtes atlantiques, mais assez au nord d’Al Jadida, le rivage de Chaïbia Tallal : en Bretagne. L’apologue fameux de Lacan n’en est pas moins proche du sujet du tableau. Pour le psychanalyste, en un sens, le pêcheur Petit-Jean se trompait, la boîte de conserve le regardait bien : « Ce qui est lumière me regarde, et grâce à cette lumière, au fond de mon œil, quelque chose se peint. » Il met en évidence ainsi le rôle joué par la lumière dans la constitution du tableau sur la rétine de celui qui regarde et, réciproquement, la manière dont le regardeur s’inscrit lui- même dans le tableau, comme une tache. C’est exactement ce que montre, à sa manière, Chaïbia que tout, apparemment – le genre, le milieu, la culture –, sépare de Lacan, mais que l’océan en rapproche, avec ses yeux lumineux des pêcheurs, peints comme les poissons ou les boîtes de conserves dans leur nasse, qui, depuis son tableau, nous regardent et font que nous nous y situons en regard. « Ce qui est lumière me regarde… », cette phrase, elle aurait pu la prononcer – probablement en amazigh. Mais non l’écrire. 

Lacan était un lettré. Son copain Petit-Jean, le pêcheur, avait à peine plus d’instruction que Chaïbia qui, elle, était, dit-on, illettrée. Or, elle signe ses tableaux de la translittération de son prénom en français, en majuscules latines : C H A Ï B I A. Différemment des poissons/boîtes à sardines ocellées, cette signature, depuis le tableau, fait signe. Chaïbia la déplace : tan- tôt en bas à droite, comme l’usage s’en généralise à partir de la fin du XIXe siècle (mais souvent, comme ici, un peu plus haut que ne le voudrait cet usage), parfois à gauche, mais parfois aussi inscrite de manière assez fantaisiste, les lettres de son nom disposées en croix, ou en zigzag. Véritable peinture graphique, lettres dotées de la plasticité d’une image, mais lettres néanmoins qui contrastent à cet égard avec le régime général d’iconicité des tableaux dans lesquels elles s’insèrent, cette signature a une portée assez complexe. Elle soulève, d’abord, évidemment, la question de l’alphabétisation de l’artiste. Dans un beau texte qu’elle lui adresse, Fatima Mernissi insiste sur le fait que Chaïbia ne savait pas écrire : « Dans cette lettre que vous ne lirez pas, Chaïbia car, à l’égal de ma propre mère, vous n’avez pas été initiée au décodage des lettres, ou « alphabétisée », comme on dit chez les fonctionnaires…(2)». Elle disait, paraît-il, de l’analphabétisme qu’il est une blessure. Mais Mohamed Siljelmassi, dans la notice de sa Peinture marocaine qu’il consacre à l’artiste, affirme en 1972 qu’« elle prend des cours pour apprendre à lire et à écrire(3)». Qu’elle ait su ou qu’elle n’ait pas su écrire, Chaïbia signe, et dans une langue et dans un alphabet qui ne sont doublement pas les siens, en tant qu’illettrée et en tant qu’Arabe – et, il faudrait ajouter, en tant que femme. En faisant ainsi, d’un côté, elle paraît soumettre sa peinture à des normes qui lui sont étrangères : l’autorité toujours plus ou moins patriarcale d’une signature qui inscrit l’œuvre dans un système nominaliste de valeurs (le nom, le patronyme, de l’artiste, sa cote, etc.), un alphabet qui transcrit par défaut la prononciation de son nom, l’ordre littéral qu’elle maîtrise mal ou pas du tout. Domination : elle ne lit pas ce qu’elle signe, mais sa signature est lue par des collectionneurs, patrons, dans les lettres et avec l’alphabet des anciens colons, ceux qui lui font un nom et la payent. Mais en même temps qu’elle semble être soumission, cette même signature est éminemment subversion. Une femme, paysanne, marocaine, analphabète qui vient poser, non son patronyme ou son nom d’épouse (Tallal, donné par l’autorité coloniale), mais son prénom, inscrit dans l’alphabet de l’autre, à l’emplacement approximatif où les maîtres ont coutume de mettre le leur – quelle ironie ! 

 

 

1. Jacques Lacan, Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 88.
2. Fatima Mernissi, Chaïbia ou la sincérité à la source de l’art, https:// maroscope.wordpress.com/2013/02/18/chaibia-ou-la-sincerite-a-la-source- de-lart-par-fatima-mernissi/, consulté le 22 octobre 2018. 

3. Mohamed Sijelmassi, La Peinture marocaine, Paris, Jean-Pierre Taillandier, 1972, p. 139. 

 

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