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[MACAAL X DIPTYK] « L’art est un jeu de rôle permanent »

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La nouvelle exposition du MACAAL, « L’art, un jeu sérieux », introduit le spectateur dans une scénographie ludique aux enjeux philosophiques. Une fois n’est pas coutume, c’est notre rédactrice en chef Meryem Sebti qui répond à nos questions pour évoquer cette exposition dont elle a assuré le curating.

Comment l’idée de regrouper des artistes autour de la thématique du jeu s’est-elle imposée à vous ?

Quand l’équipe du MACAAL m’a proposé d’être curatrice de l’exposition de fin d’année, je me suis d’abord interrogée sur les expos, très nombreuses, que j’ai visitées avec Othman Lazraq et Meriem Berrada. Nous nous connaissons depuis de nombreuses années, Diptyk et MACAAL sont des structures parentes. Nous défendons les mêmes visions de l’art contemporain, partageons nos impressions de visites, nos coups de cœur. Nous avons presque le même album photo sur nos smartphones : Venise, Dakar, Marrakech, les 1-54 de Londres… Au fil de nos échanges continus, nous avons construit sans le savoir une expo virtuelle idéale. Il nous est souvent apparu que le jeu pourrait en être le sujet. Pas seulement le jeu au sens littéral, mais comme exercice intellectuel, parce qu’il n’est pas éloigné de l’art : ces deux univers ont ceci de commun qu’il y a autant de définitions de l’art (ou du jeu) qu’il y a d’artistes (ou de joueurs). De même, art et jeu ne se résument ni à leurs concepts ni à leurs institutions.

Comment avez-vous abordé le corpus d’œuvres imposé, en l’occurrence celui des œuvres du MACAAL ?

Bien sûr, traiter un thème en partant d’un corpus d’œuvres imposé, c’est un peu un exercice de souplesse intellectuelle. Mais, quand on fait mon métier, cet exercice a sa saveur : c’est de l’écriture pure. Dans notre pays, nous devons apprendre à écrire nos récits. Et cela, avec les contraintes qui sont les nôtres. Au cinéma, on peut faire le plus beau film du monde à huis clos avec deux personnages : mais il faut une écriture. Avec cette collection imposée, à laquelle nous avons pu ajouter quelques œuvres prêtées, notamment par Elisabeth Bauchet-Bouhlal que je remercie, j’ai voulu dire que le jeu pouvait être une clé de compréhension. Même si un jeu d’échecs, un baby-foot semblent être là au sens littéral d’objet, la facétie de l’artiste nous montrera que le jeu est ailleurs. Dans le parcours de l’exposition, nous avançons du jeu-objet vers un jeu de plus en plus subtil, jeux graphiques, inventaire impossible du monde, subversion, jeu de désir, etc.

Vue d'exposition © Ayoub El Bardii

Les artistes que vous montrez ont-ils toujours un rapport ludique à leur pratique ?

Cette expo est d’abord une lecture personnelle, un parcours à travers la collection du MACAAL. C’est formidable comme expérience. C’est un peu comme dans un rêve d’enfant : on se promène dans la maison d’un autre, on déplace les meubles… Je voyais défiler des œuvres que je connais vraiment bien pour les avoir montrées, commentées dans Diptyk : Mariam Abouzid Souali, Abdelkrim Ouazzani, Mohamed Arejdal, Mounir Fatmi, Amina Benbouchta, Romuald Hazoumé, Hicham Benohoud, Soufiane Ababri, Chéri Samba, Joy Labinjo… En parcourant librement ces œuvres, je cherchais les stratégies déployées par les artistes pour mettre une distance entre soi et le monde. C’est de cette distance que parle l’expo. Le travail de curating, me semble-t-il, est de questionner les œuvres à l’infini. Abouzid joue aux échecs, Hassani fait semblant d’y jouer. Ouazzani construit des jouets, Fettaka se joue de nous. Les naïfs, comme les enfants, jouent à faire un impossible inventaire du monde. Benbouchta joue avec les codes sociaux assignés à son genre. Hazoumé joue à composer des masques avec des bidons, toujours masqué, Balbzioui joue un jeu subversif. Benohoud se fait déborder par les jeux interdits de ses élèves… Et que dire des jeux de désirs ?

Avec le jeu, ne restons-nous pas dans le paradigme de la modernité tel qu’a pu le définir Duchamp : un art sans fin de la subversion ?

Oui, et là je remercie beaucoup Olivier Rachet, qui cosigne les textes de l’exposition et qui a été mon complice dans cette réflexion. Son esprit Dada , sa souplesse de pensée ont été pour moi un oxygène indispensable. Nous avons parcouru le corpus d’œuvres à la lumière de ce questionnement et il apparaît que jouer, pour un artiste, passe souvent par une pratique de la subversion, voire de la transgression, ce que l’universitaire Florent Schmitt – sa thèse est une mine – définit comme une forme de « contestation ludique ». « Je est un autre », prophétisait déjà Rimbaud. Les jeux vidéo lui ont emboîté le pas, de même que les avatars auxquels nous encouragent à adhérer les réseaux sociaux. Si la question de l’identité, des identités ou appartenances multiples, taraude tant les artistes contemporains, sans doute est-ce parce que l’artiste n’hésite plus à endosser différents combats, à varier les postures. L’art est aussi ce jeu de rôle permanent, cet écran permettant tout autant de révéler que de masquer l’image que chacun se fait de soi. Quand la subversion ne lui suffit plus, l’art devient alors un jeu dangereux n’hésitant pas à transgresser les interdits.

Vue d'exposition © Ayoub El Bardii

Quelle place réservez-vous au spectateur dans la scénographie de l’exposition ? L’invitez-vous à jouer avec les œuvres ?

Il le fallait absolument, au risque de ne pas tirer parti d’un aussi beau sujet pour un lieu comme le MACAAL. Dans un monde où le public serait gavé d’art et d’expositions (ce qui n’est pas notre cas, vous en conviendrez), l’exercice aurait pu consister à monter un concept d’expo un peu post-moderne, comme la fameuse « Do it », faite de modes d’emploi conçus par les artistes, que le public peut interpréter. Cette facétie très sérieuse voyage depuis 25 ans dans tous les musées du monde ! Nous le ferons peut-être un jour, je suis certaine que le MACAAL serait partant pour ce genre d’expérience, entre art et anthropologie. Là, nous sommes dans un exercice institutionnel qui consiste à montrer une collection et faire vivre un musée dans un écosystème en manque d’art. Nous aurons l’oeuvre monumentale de Mariam Abouzid Souali, dans laquelle chacun peut jouer aux échecs avec son corps, et Mo Baala devrait être invité à une performance de prolifération d’écriture sur un mur qui lui sera consacré. Les médiations pour le jeune public mettront aussi cette dimension du jeu au centre des parcours de visite, à travers d’autres extensions, actuellement à l’étude.

En remettant le jeu au cœur du processus créatif, ne cherchez-vous pas à réhabiliter le principe de plaisir, au détriment des lois du marché ou des querelles esthétiques parfois stériles ?

Je crois que l’humour n’est jamais qu’une dimension collatérale d’une oeuvre, rarement le thème central, qui est toujours la vie, la mort, l’identité, le désespoir ou l’espoir et l’enchantement du monde. Ce que veut montrer l’exposition, ce sont les stratégies que déploient les artistes pour nous parler de ces sujets graves. Ils le font en jouant avec leurs armes, qui sont celles des poètes : par le jeu des métaphores, euphémismes ou métonymies, autant de figures de style que je vous invite à trouver sur les deux niveaux du musée, dans un cœur qui bat, un verset du Coran en câble TV, un baby-foot sans poignées, un masque fait de bidons de récup ou un autoportrait en lampe à pied… Le parcours fait cohabiter les esthétiques et les niveaux de marché dans un seul souci : celui du frottement. On a beaucoup dit, ces derniers mois, que les visites virtuelles nous avaient fait consommer des œuvres isolées sans rendre compte des espaces entre elles : je veux croire que le public éprouvera du plaisir à mesurer le frottement que j’ai voulu créer, ludique entre Abouzid et Hassani, électrique entre Chéri Samba et Balbzioui, et enfin, presque érotique entre Belkahia et Meryem Bouderbala. Oui, il y aura du plaisir, j’espère !

Propos recueillis par R.Z.

« L’art, un jeu sérieux », MACAAL, Marrakech, jusqu’au 14 février 2022.
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