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[Portrait] Yazid Oulab, un artiste sur le fil

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L’artiste algérien a construit une œuvre dense aux dimensions infinies, religieuse, politique, culturelle, artistique, sociale… Une manière de penser le monde qui est aussi une tentative de le reconstituer.

Comment faire le portrait d’un artiste ? Yazid Oulab se définit lui-même comme un être « plus intuitif que cultivé ». On peut commencer par évoquer la ville qui l’a en premier adopté : Marseille. Le critique d’art Frédéric Valabrègue en donne une vision de ville-grotte, de ville-caverne qui « laisse la majorité des artistes à l’anonymat. Ceux qui restent prennent goût à ce silence. Ils se nourrissent du site, de la zone portuaire, des collines et des gens. D’ici, ils n’attendent rien en dehors de la vie quotidienne, ce qui est déjà énorme » (in La planque, éd. La parenthèse, 2011). La cité idéale pour une « halte-réflexion » qui peut s’étendre à l’envi dans le temps. Lorsque Yazid Oulab organisera sa première exposition «monographique » en 2013 au Musée du FRAC, il confiera avec émotion : «Enfin, Ma ville, la ville où j’ai vraiment commencé à réfléchir, me donne le moyen de partager tout ce que j’ai élaboré depuis dix ans, avec les Marseillais et les autres. »

Mais avant d’être sa caverne, son écritoire grandeur nature, Marseille est le premier témoin d’une transhumance, d’une hijra, effectuée en 1988 vers la France depuis l’Algérie natale où il a vu le jour en 1958. C’est dans cette ville qu’il poursuivra ses études d’art. Il est l’immigré à la conquête d’un nouveau territoire, d’un espace d’expression, de réflexion. Oulab, le porteur de signes, d’une culture qui se dit par la poésie et le geste, est confronté à un nouveau langage, celui d’une histoire de l’art occidental qui semble avoir existé sans penser à l’autre et à sa différence, mais qui l’initiera malgré tout à la forme, lui l’homme qui a hérité du verbe.

Mektoub, 2012, installation fil barbelé, 80 x 1,5 cm

« Je suis le souverain des échos »

Face aux monuments, à l’ordre et au langage artistique établi, Yazid Oulab essaye d’affirmer son identité culturelle. On raconte souvent à propos de lui l’anecdote de l’étudiant qui utilise dans ses œuvres l’huile d’olive parce que l’huile de lin n’a jamais existé dans son pays natal. L’artiste se cherche, n’a pas encore vraiment trouvé sa voie. Il finira par comprendre qu’il n’a pas à ébranler un édifice qui n’est pas le sien, mais plutôt à donner forme à celui qu’il habite. « Je suis le souverain des échos et mon trône, ce sont les marges. Le chemin, c’est la manière. Peut-être que les anciens ont omis de décrire ce quelque chose que j’aurais pu nourrir de sentiments et de ressentis », aurait pu dire Oulab à l’instar de Mahmoud Darwich. La manière, c’est ce désert, ce vide qu’il décidera de combler. D’abord un tableau noir, où il va tracer la première révélation, la première vision, ancienne (re)venue de l’enfance : « Je regardais et soudain, il y a eu ce fil qui pendait du plafond…». 

Le fil s’élevait d’un bâtonnet d’encens. Il sera l’inspiration de l’œuvre magistrale et envoûtante de l’artiste, Le souffle du récitant comme signe (2003). Quatre traits de fumée que mue en écriture la voix scandée à l’unisson des tolba de Mostaganem. Quatre traits où certains ont vu les barreaux d’une cage quand c’était en fait la première ossature d’une œuvre de vie. Fragile comme tout transcendant. Assez solide pour qui sait voir. Pour qui sait croire. Cette structure évanescente, Oulab ira la matérialiser dans une installation monumentale en 2007 sur le sol qui l’a inspirée, dans le désert d’Algérie. Une montagne de fer, un paysage intérieur traversé par les vents, debout dans sa nudité d’ascète, davantage fenêtre ouverte qu’obstacle à la vue. Ainsi que devrait l’être une Élévation.

Mais la révélation, al wahy, « l’inspiration qui dirige et guide quelqu’un » (Le Noble Coran, éd. Tawhid), c’est aussi cette voix venue de nulle part qu’évoque Yazid Oulab dans un entretien en 2008 au Centre Pompidou, et qui le sort un jour de son atelier pour le mener vers une petite ruelle de Marseille où gît, dans un désert cette fois urbain, une peau de mouton abandonnée. L’âme laineuse du sacrifié forgera le Couteau du sacrifice (2006). Telle sera la volonté de Dieu. Le miracle de la création.

« La boîte à merveilles »

Il est dit qu’avant de recevoir la révélation, le prophète Mohammed ne savait ni lire ni écrire. La révélation était justement un ordre, un verbe, une parole. « La parole, par conséquent, est transcendance. Elle est un moyen de constitution du monde et, partant, de sa reconstitution. Pour qu’une chose existe, le Verbe doit être mobilisé » (Abderrahmane Moussaoui, Espace et sacré au Sahara, éd. CNRS, 2002). Reconstituer donc le monde par la parole écrite… Et l’on se rend compte que l’artiste nous a justement habitués à penser son œuvre en termes d’écrit. Que va-t-il désormais tracer ? Que va-t-il conter par la lettre ? Quel sera le prochain texte à la fois ancien et inédit qu’il va dévoiler ? De quoi, de qui, de quel mythe sera-t-il le scribe ?

Yazid Oulab a souvent confié qu’il était porté par le savoir-faire de son père et la passion de sa mère pour la poésie et la littérature. Il expliquait ainsi l’œuvre Le Monolithe, une sculpture fendue en deux parts égales. On pense pourtant que cette silhouette de méditant, silencieuse, à la carapace robuste et à la poitrine gravée de l’essence, du sens premier de l’écriture, c’était surtout celle de son père, de ce parfait artisan qui, mû par le désir inassouvi de la lettre, a transmis à son fils « le geste naturel » non de l’ouvrier, mais celui de l’amoureux secret de l’écrit.

Monolithes, 2013, inox poli, 200 x 80 x 50 cm

Approcher l’œuvre de l’artiste, c’est devoir renoncer au statut de spectateur, pour accepter d’écorcher sa main sur un fil conducteur… forcément barbelé. Mais c’est le seul chemin vers le lieu qui a permis à tout cet écrit de s’épanouir en calligraphies. L’Atelier Calder. Peut-être pour souligner l’importance de ce territoire, on peut évoquer un lapsus révélateur de l’artiste durant une interview à la Villa Datris, en 2013 : « J’ai commencé à travailler le fil barbelé durant ma résidence à l’atelier Calder en 1989 ». La résidence avait eu lieu en 2009 alors que 1989 signe les débuts de vie d’Oulab en dehors de l’Algérie, à Marseille. Un lapsus qui gomme 20 ans d’exil, qui célèbre ce passage dans cet atelier comme un retour au pays natal. « Je me sens chez moi », s’écrie d’ailleurs Oulab avec une joie d’enfant quand il débute cette résidence. Et c’est donc «chez lui » qu’il resserrera les liens avec son père, avec sa boîte à outils, qu’on imagine grande malle en bois, équipée de cases où seraient rangés des outils en devenir, des clous lettres, une perceuse stylo, un marteau initiateur. Une véritable boîte à merveilles, d’où surgira le mot, nourri de toutes les Écritures. Le mot qui dessinera la lévitation d’hommes saints, le désir de mains «étincelles », , qui convertira les Illuminations de Rimbaud en Mouâllaka, et écrira en trois collines cunéiformes l’immensité des montagnes, dans L’Ère du Graphite (2011).

Noyau cosmique, 2013, graphite embouté à une perceuse, 220,5 x 151 cm

« L’orgue du monde »

Dans Le souffle du récitant comme signe (2003), les lignes d’encens s’élèvent puis se métamorphosent en lettres tracées par la parole des tolba, qui scandent dans un rythme envoûtant la sourate 3 du Coran, Âl-’Imrân (La famille d’Imran). Cette sourate débute par l’énonciation énigmatique de trois lettres : âlif, lâm, mîm. Yazid Oulab extraira de ces trois lettres de l’alphabet arabe les fondements du dessin. Le trait, la courbe et le cercle. Mais son choix de la lecture des tolba de Mostaganem n’est pas un hasard. C’est par cette lecture frôlant l’à-bout-de-souffle que se révèle avec justesse la respiration intérieure qui traverse le sacré du Coran. Un rythme qui avait obsédé Louis Aragon, jusqu’à le pousser à effacer tout signe de ponctuation de ses poèmes, à tenter d’intégrer la différence de ce rythme mystère des versets dans son recueil Le fou d’Elsa.

Dans Le souffle du récitant comme signe, Oulab nous révèle justement ce rythme qui porte l’écriture, qui à son tour porte le dessin, qui à son tour porte le rythme intérieur de l’âme. Liens logiques formant une boucle parfaite. Tout est «Portée » pour qui sait écouter cette injonction tenant en un seul mot : « Lis ! », et dont on retrouve le sens dans cette sublime phrase de L’Ecclésiaste: « Les hommes ne savent rien, tout est devant eux ».

Urban calligraphy, 2012, installation métallique, 350 x 600 x 4 cm

Dans les œuvres de Yazid Oulab, le souffle (nafas) est écriture, il est aussi chant et musique. « Lorsque l’on crée une œuvre sans y mettre de vibration musicale, elle est éteinte, elle n’a aucune vie. Le souffle, la vibration, c’est la vie », confiera un jour l’artiste. Percussion Graphique, Trompette de Jéricho, Résonances, Rythme… nommer ainsi son travail est également une manière pour lui de nous marteler que l’art est peut-être vision et regard, mais qu’il est aussi sama‘, cette audition spirituelle chantée ainsi par Rûmi dans ses quatrains : «Qu’est-ce qui confère au sama‘ sa noblesse ? / Pourquoi, s’il n’existe pas, est-ce perte du temps? / Il vient et s’en va en secret, afin que l’on sache / Que ce goût du sama‘, ne vient ni du ney, ni du tambour »

Une ville, une révélation, un écrit et un souffle qui le porte. Manque un élément cinquième. Le message. Il pourrait être résumé en ce vers de Rûmi, encore : « À cause de ton amour, je suis devenu l’orgue du monde. » La beauté de cette « descente », de ce fil magique qui venait d’en haut en prenant pourtant son essor d’en bas, c’est cette beauté de la vision que Yazid Oulab tient à partager, à essaimer, à faire écouter et à transmettre. Lignes invisibles dévoilées, fine toile d’araignée créatrice de liens. Portée où peut se composer à l’infini l’harmonie première et unique du sacré.

On voulait écrire le portrait d’un artiste ouvrier et d’un ouvrier poète, on a fini par décrire, pas à pas, la démarche d’un styliste urbain qui a fait indéniablement sien le cheminement, la raison d’être d’un prophète. Déroutant, instructif, transcendant. Ce n’est certainement pas le propos d’un portrait, c’est peut-être le propre d’une révélation.

Afaf Zourgani

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