Entre extase et dérision

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Si la beauté est une promesse de bonheur, elle n’est pas forcément incompatible avec l’esprit critique et l’humour. En ce début d’année, nous avons sélectionné trois beaux livres qui font la part belle à un esprit corrosif qui nous enchante !

La thérapie par les couleurs

L’univers coloré du jeune prodige de la photographie ghanéenne, Derrick Ofosu Boateng, est reconnaissable au premier coup d’œil. Sur des fonds monochromes bleus, rouges, jaunes ou verts, se détachent des portraits d’enfants portant des ballons ou emmaillotés dans un drap, des personnages brandissant un instrument de musique, une planche de surf ou un filet d’oranges. Autant de scènes chorégraphiques que l’artiste travaille avec un simple smartphone. Ses collaborations fructueuses avec des mannequins telle Naomi Campbell, le groupe de musique Common ou la marque Louis Vuitton le conduisent aujourd’hui à publier sa première monographie, Hueism, dans laquelle ses clichés sont accompagnés de poèmes inédits et de proverbes akan. « Ce ne sont pas de simples mots, explique le photographe. Ils portent le poids d’expériences partagées, les triomphes et les tribulations d’innombrables ancêtres ». Ayant forgé le néologisme qui donne son titre à l’ouvrage d’après le terme hue qui désigne la force de la couleur, l’artiste revendique la dimension thérapeutique de ses choix chromatiques. Mais ses images si bien léchées donnent aussi l’impression d’un sens aiguisé du marketing doublé d’une maîtrise parfaite du storytelling. Une idée eye-catchy de livre-cadeau.

Derrick Ofosu Boateng, Hueism, éditions Homecoming Gallery, 208 p., 1 200 DH

L’art de la révolte

Placé sous la direction de Marjane Satrapi, l’ouvrage collectif Femme, Vie, Liberté emprunte son titre à un slogan entonné par la population iranienne dès 2022, suite à l’assassinat de Mahsa Amini. Aux côtés de 17 auteurs, dessinateurs et illustrateurs aussi bien iraniens qu’étrangers, le livre fait entendre la voix érudite d’intellectuels et de journalistes tels que Farid Vahid ou Jean-Pierre Perrin. Ces derniers passent au crible les exactions d’un régime oligarchique continuant de s’appuyer sur cette « tradition étouffante qu’est la misogynie ». Pour l’occasion, Marjane Satrapi, qui ne dessine plus depuis 2004, reprend ses crayons et dénonce dans une contribution au vitriol la mainmise des Pasdarans (Gardiens de la Révolution islamique) sur une société toujours plus avide de libertés. Entre chroniques de la révolution en cours, soutenue, une fois n’est pas coutume, par une majorité d’hommes, et célébration d’une civilisation multiséculaire ayant mis en de nombreuses occasions les femmes en première ligne (lors des invasions arabes, l’Iran était ainsi dirigé par l’impératrice Pourandokht), le livre brille surtout par sa liberté de ton, n’hésitant pas à être d’une satire féroce. Pour notre plus grand bonheur !

Femme, Vie, Liberté, sous la direction de Marjane Satrapi, éditions L’iconoclaste, 271 p., 420 DH

Le Maroc de Harry Gruyaert

Pour la troisième édition de son livre devenu mythique, Morocco, le photographe belge Harry Gruyaert propose une sélection inédite de photographies prises des années 1970 aux années 2000. De Tanger à Fès, en passant par Marrakech, Erfoud, Essaouira ou le souk d’Imilchil, le photographe de l’agence Magnum témoigne du ravissement qui est le sien à travers quelques clichés de paysages réalisés au téléobjectif, mais le plus souvent de portraits de groupes ou de passants isolés. La plupart se cachent, par pudeur ou par crainte, de l’objectif avec lequel ils semblent parfois jouer un jeu du chat et de la souris. « J’aime assez que ces visages cachés suggèrent à leur insu ma propre présence, ainsi que mon statut d’étranger que je revendique entièrement », explique l’artiste dans l’avant-propos du livre, mettant en avant la part de subjectivité éblouie qui est la sienne et le plaisir de voir les couleurs surgir littéralement du tirage. Au-delà de scènes à la beauté intemporelle, ce qui frappe dans cet ouvrage magnifique est la nature à la fois picturale et cinématographique d’un pays que l’on dirait avoir été créé pour que des artistes témoignent de ses beautés éternelles. Alternant intelligemment des reproductions de photos en page entière et des compositions en diptyque, le livre procure au lecteur un sentiment d’extase rare.

Harry Gruyaert, Morocco, éditions Textuel, 208 p., 760 DH

Par Olivier Rachet