Massow Ka, donner à voir ce qu’on ne peut pas montrer

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D’habitude, en photographie, le motif abstrait s’obtient en zoomant à l’excès. Chez Massow Ka, c’est l’inverse : ses prises de vues par drone transforment les salines de son Sénégal natal en touches picturales d’une saisissante délicatesse.

Un délicieux paradoxe se niche dans les images de salines de Massow Ka. Celui de témoigner sans montrer, ou si peu. Car la série Or blanc de l’artiste sénégalais est l’histoire d’un projet contrarié où l’intention première se retrouve transcendée par une impossibilité. Tout part du désir constant chez Massow Ka de documenter la vie des habitants de sa ville natale. « Saint-Louis, c’est mon tout ! », dit-il pudiquement. En 2022, il décide de s’ancrer dans le quotidien des femmes de Gandiol. L’économie de cette commune, à quelques kilomètres au sud de Saint-Louis, repose essentiellement sur le commerce du sel que les travailleuses extraient, jour après jour, péniblement. Comment rendre compte de cette réalité ? En capturant les postures et les visages de ces ouvrières du sel ? Très vite, le photographe se heurte à leurs réticences, à leur pudeur aussi. Massow Ka ne renonce pas. Lui qui voulait être en prise directe avec ce réel opte étrangement pour sa mise à distance en photographiant ces femmes depuis le ciel.

D’un projet documentaire naît, par empêchement, une série photographique d’une beauté graphique troublante, à la frontière de l’abstraction. Les étendues sableuses de l’estuaire, les trainées de vases qui les strient ou encore les monceaux de ce précieux « or blanc » qui ponctuent l’ensemble comme autant de touches délicates de peinture, créent une composition vibrante où courbes et couleurs forment un paysage paradoxalement organique. Aucune frontalité dans ces images. Il faut même un temps d’observation appuyé pour déceler la présence humaine, ici réduite à des points de couleurs et des ombres flottantes.

Certains avanceront que la critique sociale est annihilée par la puissance formelle de ces paysages aériens. Que le photographe passe « à côté de son cri », pour paraphraser Césaire. Pourtant, la force de cette série réside peut-être justement dans cette observation distante qui évacue toute littéralité, toute tentation de démonstration bruyante – ce qui est encore la plus belle forme de respect envers ces travailleuses précaires. Même lorsqu’il finit par les photographier à hauteur d’homme, Massow Ka ne se départ pas d’une certaine tendresse pour son sujet et dirige sa focale sur le reflet de ces corps qui se dessinent dans l’eau de mer : silhouettes interrompues comme rongées par les amas de sel qui en émergent.

Mais peut-être que l’artiste nous invite surtout à chercher l’image irreprésentable. Celle qui, derrière la splendeur de ces paysages, parle de l’infinie fragilité des zones humides et de l’anéantissement programmé de nos écosystèmes où les êtres humains sont aussi bien acteurs que victimes du désastre. Peut-être est-il là, le cri. Silencieux comme ces vues aériennes. Assourdissant si l’on cherche l’image défunte. Mais comme la photographie reste « une phase exploratoire », Massow Ka continue de chercher et de transformer son projet. « Je fais un travail de maïeutique », explique-t-il. Le documentariste a été rattrapé par l’artiste.

Par Emmanuelle Outtier

Série Or blanc, 2023, photographie numérique
Série Or blanc, 2022, photographie numérique aérienne
Série Or blanc, 2023, photographie numérique aérienne