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Abdellah Karroum : « Nous n’avons plus le temps pour l’ornement »

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Le directeur du Mathaf ouvre la saison 2020 du Palais de Tokyo avec l’exposition « Notre monde brûle». À travers une sélection faisant la part belle aux artistes de la région MENA, Abdellah Karroum offre un instantané engagé des grands enjeux de ce début de XXIe siècle. Une collaboration inédite entre le Palais de Tokyo et le musée qatari, qui a prêté plusieurs œuvres pour l’occasion.

Abdallah Karroum Photo : MCZ

« Notre monde brûle » est un titre qui sonne comme une sentence. Cette radicalité ne semble guère laisser de place au doute ou au scepticisme. Est-ce le ton que vous avez souhaité donner à cette exposition ?

Il s’agit davantage d’une alerte, qui fait suite au constat de l’état du monde en ce début du XXIe siècle, marqué par le réchauffement climatique, la multiplication des feux de forêt, les conflits armés destructeurs et la désinformation qui semble manipuler les opinions jusqu’à mettre en danger les démocraties. Il semble que nous vivons une époque de contradictions extrêmes où l’humanité a atteint une grande capacité à s’informer sur les lieux les plus lointains, mais où le danger des « fake news » est réel quand des politiciens populistes sont capables d’affirmer des contre-vérités et de les faire gober aux électeurs. Et cela devient dangereux lorsque l’action réelle détruit des vies humaines ou fait disparaître des forêts à la vitesse d’un jeu vidéo.

L’art a souvent pu « prévoir » les catastrophes, à défaut de les « prévenir ». Montrer les œuvres de John Akomfrah, Mounira Al Solh ou Asli Cavasoglu par exemple, est un appel à prendre position et à agir tant qu’il est encore temps. « Notre Monde brûle » est une invitation à réfléchir aux convulsions de notre monde à travers l’expérience de l’art. Dans ce titre, on peut lire un constat tragique, mais on peut aussi voir un foisonnement activiste et donc de l’espoir.

Mustapha Akrim, Droit, 2020, béton, acier Courtesy de l’artiste Photo: Faical Ben

À quoi ressemble ce monde qui brûle, esquissé au fil de l’exposition ?

Pour donner le ton, l’exposition s’ouvre par la sculpture Huriya, « liberté » en arabe, de Mustapha Akrim. Elle fait écho à l’installation We the People de Danh Vo, qui dissémine des fragments de ce qu’on devine être la Statue de la Liberté. Le parcours a été pensé en trois sections pour sensibiliser aux enjeux environnementaux, dénoncer les injustices sociales qui gangrènent nos sociétés et ouvrir sur des histoires alternatives. Dans la Galerie Wilson, on retrouve par exemple la série Our House is on Fire de Shirin Neshat, qui portraiture des femmes et des hommes ayant perdu des proches pendant la révolution égyptienne de 2011. Plus loin, l’œuvre Alive, with Cerussite and Peppered Moth (2017) du Raqs Media Collective parle de l’évolution de la vie et de la capacité d’adaptation des êtres vivants, en prenant l’exemple d’une espèce de papillon de nuit qui a changé de couleur pour s’adapter aux nouveaux paradigmes écologiques de la région minière de Manchester.

Une des particularités de « Notre monde brûle » est qu’une partie des œuvres provient de la collection du Mathaf, dont vous êtes le directeur depuis 2013…

J’ai personnellement une longue relation avec le Palais de Tokyo. J’ai eu la chance de faire partie en 2012 de l’équipe de la triennale « Intense proximité » avec Okwui Enwezor. Ce fut un moment important pour la scène artistique à Paris, mais aussi l’occasion d’amplifier la visibilité d’artistes et d’œuvres qui revendiquent un propos transnational. Le Palais de Tokyo est un lieu parfait pour cela et c’est dans cet esprit que je vois aujourd’hui le Mathaf présenter des œuvres qui résistent à l’idée de frontières. La ligne curatoriale que j’ai choisi de suivre prend les œuvres comme repères, au-delà de toute considération de nation, de genre ou de médium.

Il se trouve aussi que la collection moderne et contemporaine du Mathaf contient beaucoup d’œuvres très politiques. Je pense au portrait de la féministe égyptienne Ceza Nabarawi peint par Inji Efflatoun ou à The Invisible Enemy Should not Exist de Michael Rakowitz. Elles sont politiques car elles ont été produites en réponse aux contextes des pays d’Afrique du Nord et du Moyen Orient, marqués par des tensions entre d’un côté des régimes souvent totalitaires et corrompus par des intérêts économiques et idéologiques et, de l’autre, des citoyens qui aspirent à plus de justice et de dignité.

Shirin Neshat, Zahra, série Our House Is on Fire, 2013, tirage C-print numérique, encre, 144.1 x 215.9 cm Courtesy de l’artiste, Gladstone Gallery (New York/ Bruxelles) & Mathaf: Arab Museum of Modern Art (Doha)

Les artistes de la région MENA ont suivi les contradictions de ce début du XXIe siècle avec une acuité particulière. Vous avez vous-même théorisé l’apparition au Maroc d’une « Génération 00 » qui, dès les années 2000, s’est emparée de sujets de société. On en retrouve certaines figures dans l’exposition, comme Akrim, Rahmoun ou Barrada. En quoi cette génération a-t-elle renouvelé le discours sur l’art ?

En réalité, la Génération 00 a émergé à l’échelle globale. Cette génération a inventé des langages artistiques nouveaux, utilisant des outils de diffusion qui dépassent les appareils de contrôle, notamment au tournant de l’an 2000, quand Internet a commencé à être accessible au plus grand nombre. On a vu des œuvres dénoncer et provoquer des débats. En Égypte, l’installation The Silent Multitudes d’Amal Kenawy est très représentative de cette tendance : l’artiste utilise des bouteilles de gaz pour dénoncer le système politique et l’injustice institutionnalisée. Ce qui l’amène à dire que notre société est « sur le point d’exploser ». C’est intéressant de souligner que ce constat est posé juste avant le début des soulèvements des peuples, des « printemps arabes». En somme, il s’agit d’une prise de conscience des artistes, dont les œuvres dépassent le rôle d’ornement et de spectacle auquel un certain nombre de forces politiques et le marché avaient tendance à les confiner.

Mounira Al Solh, I strongly believe in the right to be frivolous n°289, 2012, technique mixte, dessin sur papier juridique, 28,7 x 21 cm Courtesy de l’artiste & Mathaf : Arab Museum of Modern Art (Doha)

L’engagement de l’artiste, un certain activisme dans l’art, est-ce cela qui vous intéresse le plus ?

Nous n’avons plus le temps pour l’ornement. L’art n’est pas un luxe. Les artistes qui m’intéressent sont ceux qui sont capables de parler du monde tout en offrant une expérience sublime.

Vous parlez de cette exposition comme d’un « foisonnement activiste » qui débouche sur un espoir. Quel est cet espoir ?

Les œuvres d’art agissent comme un principe actif de médecine homéopathique, souvent en douceur. Elles ont cette capacité de provoquer la réflexion sur les questions les plus complexes et d’apporter un certain nombre de réponses, à défaut de solutions.

Propos recueillis par Emmanuelle Outtier

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