Arabofuturs : la science-fiction, vecteur d’émancipation ?

Neïla Czermak Ichti,Érudite, 2021, acrylique sur toile. Courtesy de l’artiste et de la galerie Anne Barrault, Paris

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De plus en plus tourné vers la création contemporaine, l’Institut du Monde Arabe signe une nouvelle exposition thématique, co-curatée par Elodie Bouffard et  Nawel Dehina. « ARABOFUTURS » interroge 18 artistes de la région MENA et de sa diaspora sur l’avenir du monde. Une proposition sélective mais aussi dense et pluridisciplinaire. 

Neïla Czermak Ichti,Érudite, 2021, acrylique sur toile. Courtesy de l’artiste et de la galerie Anne Barrault, Paris

2012. Les artistes koweïtienne et qatarie Sophia Al-Maria et Fatima Al Qadiri théorisent le « Gulf Futurism » et marquent un tournant dans la pensée artistique de la région. Une mouvance jalon par laquelle débute tout naturellement l’exposition « ARABOFUTURS Science-fiction et nouveaux imaginaires ». Auto érigé en laboratoire de la modernité, le Moyen-Orient a vite atteint le paroxysme de la standardisation pour montrer des limites économiques, écologiques et culturelles, notamment en termes de modèles d’architecture et de consommation. Le duo d’artistes développe une esthétique kitsch rétro futuriste qui font de l’hyper-consumérisme une nouvelle religion vouée à la perdition.

Partant du constat général que les « futurs programmés » sont en réalité déjà engrammés dans le présent, les artistes de l’exposition se servent de la science-fiction pour déconstruire, souvent avec dérision, les paradoxes et dérives de leurs sociétés respectives. Zahrah Al Ghamdi, artiste saoudienne dont les installations ouvrent et ferment « ARABOFUTURS », questionne à travers A birth of place le développement galopant de Riyad. Avec puissance et délicatesse, elle invente une nouvelle skyline, faite de coton et de terre, pour créer une forme de nouvelle cosmogonie où la modernité est repensée à partir de techniques vernaculaires. 

Hicham Berrada, Hygre № 2, 2023, impression 3d Pla, résine, peinture carrosserie et vernis. Photo: Matthias Kolb. © Hicham Berrada, Adagp, Paris, 2024. Courtesy the artist and Mennour, Paris.

Imaginaire « beurcore »

La dimension critique se prolonge avec dérision à travers les œuvres de Skyseeef ou Meriem Bennani dont les travaux emprunts de pop culture abordent les questions de l’exil, de la migration, et du sens de la communauté. Sara Sadik, elle, plonge avec un humour grinçant dans l’anticipation sociale en créant l’imaginaire « beurcore » où elle exacerbe les codes de la culture maghrébine de France. Son projet dystopique s’articule autour d’une société fictive vivant en auto-suffisance dans une zone de non-droit appelée la « Zetla* Zone », conséquence des politiques actuelles de marginalisation et de ghettoïsation des quartiers populaires.  

Larissa Sansour & Søren Lind, In the Future They Ate From the Finest Porcelain, 2016, vidéo numérique, couleur, son. © Larissa Sansour

La volonté de « décoloniser le futur » se retrouve dans le jeu vidéo de Mounir Ayache, véritable uchronie qui réinvente la vie de Hassan Al Wazzan, dit Léon l’Africain. Ayache imagine le diplomate tombé dans une faille spatio-temporelle, téléporté directement du 15e au 27e siècle et ignorant ainsi tout du colonialisme et des grands drames de l’humanité. À travers les collages numériques du syrien Ayham Jabr, c’est Damas assiégée par les Aliens qui est le témoin millénaire de la violence humaine sans limite. 

S’il n’existe pas de véritable mouvement « arabofuturiste », pour la commissaire Elodie Bouffard, « force est de constater que la collaboration intellectuelle existe ». Neïla Czermak Ichtl ou Tarek Lakhrissi se revendiquent d’ailleurs comme héritiers du Gulf futurism dans leur façon de questionner l’identité à l’aune du transhumanisme. Chez eux, l’humain augmenté relève davantage d’hybridations d’espèces à la manière des chimères que de l’effet de la technologie. Leurs travaux parlent de représentation et d’altérité avec subversion et tendresse. 

Hala Schoukair, Silenced Creases N°12, 2018, acrylique sur toile. Courtesy de l’artiste et de la galerie Bessières.

Archéologie du futur

Si la nouvelle exposition de l’IMA invite dans un premier temps le visiteur dans un voyage spatio-temporel appuyé par une scénographie sous forme de vaisseau spatial, il le ramène rapidement à une réalité plus organique et intime. Dans la deuxième partie de l’exposition, sombre et introspective, il est davantage question de l’opposition entre mythe et science ainsi que d’humilité face à la résilience de la nature. L’éco-anxiété d’Hicham Berrada se reflète dans son terrarium où des circuits électriques, seules traces de notre civilisation, seront voués à l’effacement par une nature qui reprendra fatalement ses droits.

Ayman Zedani, Non-human-collaborators, 2020, vidéo HD, couleur, son. © Ayman Zedani

L’artiste palestinienne Larissa Sansour, accompagnée de Søren Lind, dont le film sorti en 2015 fait tragiquement écho à l’actualité, explore la notion d’archéologie du futur pour permettre de fabriquer les traces d’un peuple voué à l’extermination. Aïcha Snoussi, elle aussi, exhume des artefacts fictifs pour inventer le récit d’une société marginalisée. Dans une démarche de réparation mais aussi de refus de l’avenir tel qu’il est préfiguré, les artistes se servent ici de mythes fondateurs pour se réapproprier l’histoire. 

Enfin, si la part belle est donnée aux artistes femmes, « ce n’est pas un choix voulu mais qui plutôt s’est imposé » précise Elodie Bouffard « certainement parce que ces territoires frictionnels sont des territoires d’émancipation où les artistes se retrouvent libres de toute contrainte ». Le travail de Hala Schoukair témoigne d’ailleurs d’une grande féminité. L’artiste qui, comme une dentelière, tisse ses toiles à l’acrylique jusqu’à épuisement de la matière, crée des systèmes hypnotiques partant du microcosme pour suggérer l’infini. Comme un gage de confiance envers la nature pour transcender les dysfonctionnements de l’humanité. 

Chama Tahiri

ARABOFUTURS Science-fiction et nouveaux imaginaires, Institut du Monde arabe, Paris, jusqu’au 27 octobre 2024.

 

Temps forts et talks en présence des artistes : 

24 mai : Sara Sadik 

19 septembre : Larissa Sansour

Skyseeef, Série Culture is the waves of the future, 2022, photographie. © Skyseeef
Aïcha Snoussi, Ouagagods, 2023, bronze, vert-de-gris, ancienne table de chevet. Collection Frédéric de Goldschmidt. Photo : Sven Laurent.
Gaby Sahhar, Jour, 2022, huile, bâton d'huile et graphite sur lin. © Gaby Sahhar
Souraya Haddad Credoz, Bouquet, 2024, grès noir, peinture. Photo : Mansour Dib © Agial Art Gallery. Courtesy Saleh Barakat Gallery.