Kentridge dévoile ses affinités électives à Lille

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Première grande rétrospective consacrée à William Kentridge en France, « Un poème qui n’est pas le nôtre » rassemble ses premiers dessins et ses dernières installations monumentales et époustouflantes de poésie. Toutes racontent une histoire de résistance.

Ce qui frappe dans l’excellente rétrospective consacrée à William Kentridge au LaM, c’est l’éclectisme des références qui fondent la démarche du Sud-Africain. On savait son œuvre virtuose, peuplée de dessins, de sculptures et bien sûr de films d’animation d’une économie de moyen étonnante – « l’animation du pauvre » comme la qualifie l’artiste qui filme image par image l’évolution d’un dessin au fusain qu’il modifie en y ajoutant ou en y effaçant des éléments. Mais on ignorait qu’elle était pétrie de clins d’œil aux avant-gardes européennes du début du XXe siècle dont on saisit chez le plasticien une affinité pour leur esprit contestataire. Très distinctement, Dada est une source fondatrice pour Kentridge qui lui emprunte le principe de cut-up et son esthétique de l’absurde. Dans Ubu Tells the Truth, il met en scène le tyran fantoche et grotesque d’Alfred Jarry (précurseur du dadaïsme), qui devient ici l’incarnation de la compromission des gouvernements politiques sud-africains : Kentridge y fait clairement allusion à la Commission Truth and Reconciliation qui promettait en 1996 une amnistie totale aux auteurs de crimes perpétrés pendant l’Apartheid en échange de leurs confessions publiques. Ce à quoi le plasticien s’était farouchement opposé : « Vous pouvez sacrifier la justice en échange de la connaissance, et si vous voulez tout savoir, cela se fait au prix de l’impuissance. » 

William Kentridge, Ubu Tells The Truth, 1996-1997, eau forte, 36x50 cm ©William Kentridge/ Courtesy de l'artiste

Cinéma muet, Pasolini et utopies russes

Le LaM réussit à révéler les affinités électives du maître, que ce soit pour le cinéma muet, l’art du pantomime d’un Jacques Lecoq, pour le sens du tragique et du grandiose d’un Goya ou d’un Pasolini ou plus étonnant pour les utopies révolutionnaires russes qu’il égratigne avec humour dans l’installation O Sentimental Machine. On découvre également avec surprise que le personnage de « l’homme-mégaphone », si récurrent dans son œuvre, s’inspire directement d’un motif du caricaturiste allemand et dadaïste George Grosz (1893-1959). « Je ne connais aucune œuvre qui ne soit née assez clairement de quelque chose d’autre », explique Kentridge qui tisse des liens entre l’histoire de l’art européenne et l’histoire contemporaine de l’Afrique. Sans dogmatisme pourtant et avec un sens du burlesque délicieux. Quintessence de cette dérision dont il use régulièrement, son film Felix in Exile (1994) met en scène ses alter ego, le poète Felix Teitlebaum et son double diabolique, le capitaliste vorace Soho Eckstein. Une dualité que l’on pourrait rapprocher de celle qui a longtemps prévalu dans son pays qui a érigé l’opposition  Noir/Blanc comme principe de gouvernance.

William Kentridge Red Rubrics, 2011, 14 sérigraphies. Photo : Thys Dullaart. © William Kentridge / Courtesy de l’artiste

L’univers de Kentridge est une immersion dans les contradictions de l’Afrique du Sud. Qu’il évoque l’Apartheid, la relativité du temps, la colonisation de l’Afrique ou la participation de soldats africains à la Première Guerre mondiale, Kentridge file la métaphore de la résistance. En témoigne la très belle installation-performance The Refusal Of Time, née de conversations avec le physicien américain Peter Galison sur la théorie de la relativité  d’Einstein. « The Refusal of Time… est une impossibilité, mais un désir nécessaire. Nous savons que nous ne pouvons pas arrêter le temps, mais nous devons croire que nous le pourrions. Une partie de The Refusal of Time est une résistance à l’imposition d’un système global. » Résister à l’idée même du temps. Résister, comme leitmotiv. L’œuvre de Kentridge est engagée bien sûr mais surtout elle est érudite sans être pédante, ce qui la rend si magnétique.

Emmanuelle Outtier

William Kentridge, « Un poème qui n’est pas le nôtre », LaM – Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, jusqu’au 13 décembre 2020.

William Kentridge, Head I-IV, 2007, Photo : Emmanuelle Outtier © William Kentridge / Courtesy de l’artiste
William KentridgeArc/ Procession : Develop, Catch Up, Even Surpass, 1990, fusain et pastel sur papier Photo : Emmanuelle Outtier © William Kentridge / Courtesy de l’artiste