[Story] La trahison des images : quand le marketing s’empare de la photo

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Une nouvelle tendance de la photo contemporaine s’affiche sur les réseaux sociaux. Mises en scène décalées, goût pour le détournement, un style s’affirme. Cette fabrication des images interroge. Simple tendance générationnelle ou nouveau rapport  à l’image ? 

Ils sont basés au Maroc, mais aussi à Londres ou Bruxelles. Ils sont nourris d’une culture visuelle qui se digère aussi vite qu’elle se consomme. Ces jeunes artistes se définissent plus facilement comme des fabricants d’images que de simples photographes. « Je ne prends pas de photo, précise ainsi le jeune photographe marrakchi Ismail Zaidy, je la construis. Je suis photographe parce que j’insiste sur les détails de ma mise en scène et que j’essaye de changer le décor afin de trouver la parfaite prise de vue. » Sans doute ont-ils un lointain prédécesseur en la personne de Hassan Hajjaj qui ressuscite depuis quelques années la photographie de studio dans des mises en scène ultra sophistiquées. Combinant avec un talent certain style beldi et une culture pop art devenue mondialisée, Hajjaj a ouvert la voie  d’une photographie décomplexée, multipliant les références visuelles et se jouant des codes. Dans la lignée d’un Warhol, il prend plaisir à exhiber les rouages de sa fabrique des images en y intégrant sous forme de cadre des ready-made tout en boîtes de conserves et autres produits de consommation, contrairement à ses successeurs qui diffusent des photos prêtes à l’emploi, se délestant, semble-t-il, de toute dimension  critique.

De gauche à droite : Mous Lamrabat, Head over Heels, 2019. Courtesy Loft Art gallery ; Mehdi George Lahlou, Autoportrait à la pastèque, 2010 C-print on dibond, 40 x 40 cm,. Courtesy de l'artiste.

Le goût du ludique

Cette tendance aussi inventive que fashionable trouve aujourd’hui son égérie en la personne de Mous Lamrabat qui a eu récemment l’honneur de figurer en couverture du magazine Vogue Arabia. Ses portraits et ses mises en scène dénotent de prime abord un goût prononcé pour le détournement parodique et le travestissement. Tenues traditionnelles – djellabas, hijabs – cohabitent avec costumes de super héros et autres masques confectionnés à partir d’une boîte d’œuf ou d’un paquet de frites McDonald.

Ce sens de la dérision n’est pas sans rappeler le travail d’un Mehdi Georges-Lahlou, résidant lui aussi en Belgique et passé maître dans l’art de se jouer des frontières entre les genres, subvertissant avec brio les codes de l’autoportrait. Mais en inventant ce pays imaginaire qu’est le Mousganistan, à mi-chemin d’un Afghanistan fantasmé et d’un Disneyland dynamité, Mous Lamrabat semble de son côté positionner sa pratique visuelle en réponse aux craintes islamophobes d’une société européenne tétanisée par une culture et une religion dont elle ne maîtrise pas tous les codes. En lançant à l’occasion du Ramadan un concours de portraits dans lesquels les modèles exhibent leur tapis de prière ou en ajoutant à ses posts Instagram des légendes appelant à la tolérance, le photographe se fait aussi le chantre d’un multiculturalisme dans l’air du temps.

De gauche à droite : Fatim-Zohra Serri, Not saving the world today (haut), 2019 et 100% Halal (bas), 2020. Courtesy de l'artiste. Ismael Zaidy, Can't be caged, 2019. Courtesy de l'artiste.

Pratiques contemporaines

Cette photographie ludique, d’une grande sophistication dans les choix de mise en scène, est aux antipodes d’une recherche plastique sur le médium photographique et ses potentialités critiques. Sa recette semble déjà éculée : une esthétique du choc visuel rejouant à sa façon un “choc des civilisations” et rapprochant motifs de la culture mondialisée et signes iconiques de la civilisation arabo-musulmane. Les tapis de prière côtoient les masques de Mickey, les hijabs cohabitent avec le logo Nike. Du marketing artistique redoutablement efficace !

Il en va autrement pour les artistes résidant au Maroc, à l’image d’Ismail Zaidy ou de Fatima-Zohra Serri, tous deux membres du Collectif Noorseen, ou de  Youssef Oubahou, récent lauréat avec Youness Sefaoui du concours lancé par les éditions Langages du Sud Horizons intérieurs : partages et convivialités aux temps du confinement. Quand bien même leur travail n’hésite pas à aborder la question fluctuante des identités ou des problématiques plus féministes, leur attention se porte tout d’abord sur l’espace domestique et familial qui est le leur. « Toutes mes photos sont le reflet de la vie que vivent les femmes de ma société », déclare ainsi Fatima-Zahra Serri. La dérision n’est pas de mise, même si l’humour garde toute sa place. Cette pratique à fleur de peau de la photographie aborde des thématiques telles que la solitude, l’enfermement ou la quête d’évasion à travers des mises en scène d’un symbolisme parfois naïf.

Ici, ce sont des miroirs dans lesquels se reflète une portion inaccessible d’un ciel idéalisé, une gaze sur laquelle ont été agrafées des dizaines de roses derrière laquelle se retrouvent deux adolescents rêveurs. Le titre des séries d’Ismail Zaidy, Can’t be caged, Bowing to the moon, suggère à lui seul le désir d’émancipation de cette génération éprise de liberté. « Mes images, explique Fatima-Zahra Serri commentant sa série The Forbidden Apple, font référence à la culpabilité, à la solitude, à la colère, à l’oubli, à la trahison et au pardon. »

Ismail Zaidy, In touch, 2020. Courtesy de l'artiste.

Comme pour Mous Lamrabat, ces jeunes photographes n’hésitent pas à recourir à l’autoportrait ou aux portraits de leurs proches dans des compositions souvent éthérées, non dépourvues d’un certain maniérisme dans l’utilisation d’accessoires rappelant là encore la photo de mode. Plus créative, cette photo homemade n’en reste pas moins marketable. Peut-être est-elle aussi prisonnière de la logique eye catching d’Instagram devenu en moins d’une décennie une redoutable galerie mondialisée ?

Olivier Rachet