L’artisanat, nouvelle matrice de l’art contemporain

Khadija El Abyad, - Déesse/Dieu (détail), 2022, henné sculpté, 250 x 300 cm.

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Signe des temps, l’artisanat est convié aux grands rituels de l’art contemporain : expositions, foires, biennales, résidences. Les artistes sortent de la solitude de leur studio pour battre la campagne et mettre leur corps à l’échelle du territoire, requestionner l’usage de la main, redécouvrir les matériaux. Hier désincarné et marqué par l’entre-soi, l’art contemporain délaisse de plus en plus la logique de l’oeuvre en tant que produit fini pour s’intéresser aux processus de création. C’est cette nouvelle relation entre l’art et l’artisanat que nous avons voulu questionner ici.

C’est une histoire complexe et très différenciée selon les époques et les aires culturelles que celle de la trajectoire divergente entre l’art et l’artisanat. En Europe, on commence à les différencier à la Renaissance, lorsque les artistes s’émancipent des corporations pour faire allégeance aux académies et à la commande nobiliaire.

Au Maroc, la mise en place des beaux-arts distinctement des arts indigènes par le pouvoir colonial, réorchestrée par l’État indépendant, n’empêche pas les résurgences d’une parenté commune, d’une fraternité, voire d’une gémellité contenue dans la racine latine du mot ars : « habileté, métier, connaissance technique ».

Dans les années 1960-70, inspirés de l’enseignement du Bauhaus, les artistes de l’École de Casablanca explorent cette complémentarité dynamique des pratiques sans parvenir à réhabiliter et requalifier un artisanat perçu comme le parent pauvre de l’art. Le tourisme international allant croissant, déjà les productions artisanales se standardisent au plus près d’étranges stéréotypes d’exotisme.

M’barek Bouhchichi, Reprendre les gestes interrompus 2 (détail), 2023, peinture cellulosique sur métal, 60 x 200 cm. Courtesy de l’artiste et Malhoun, Marrakech. Photo © Phillip Van den Bossche

Je, nous, vous

Si le réel, comme l’énonçait Lacan, est ce qui revient toujours à la même place, on voit depuis les années 2010 se développer à nouveau un réseau de process collaboratifs avec les artisans. Ces reconnexions impliquent des artistes, mais aussi des commissaires d’exposition (Morad Montazami, Alya Sebti, Meriem Berrada, Phillip Van den Bossche, Mouna Mekouar, Salma Lahlou, Yasmina Naji…) dont les initiatives sont particulièrement significatives car le clivage entre art et artisanat s’est construit à travers les discours des professionnels et des institutions les représentant.

Le musée Mohammed VI programme à l’automne 2023 l’exposition d’oeuvres céramiques et textiles créées in situ par Barthélémy Toguo. On voit même les biennales rendre systémiques ces collaborations : les droits de douane contraignent à penser local, produire local, ouvrant le champ d’une création in situ. Faut-il y voir une recherche de savoir-faire locaux susceptibles d’apporter un nouveau souffle aux créations non matiéristes des années 2000 ? une inquiétude face à des pratiques en train de disparaître ? un besoin de retour au travail à la main, au faire, à la technicité du faire ? une réponse à la globalisation – ambivalente, car des marchés et des réseaux se créent à l’international dans la mouvance de cet air du temps ?

Les modes de collaboration entre artistes et artisans sont si protéiformes que les généralisations demeurent, à ce stade, improbables. S’agit-il d’adresser une commande à des artisans, de collaborer avec eux, de signer avec eux ? d’adopter une posture d’artisan ? de s’inspirer de leurs techniques et de leurs savoir-faire ? de les inspirer, en leur montrant la voie vers l’art ?

Fenduq, la résidence d’artisans créée en 2014 par Samia Abid et Éric Van Hove, est un modèle du genre. Les artisans sont salariés, ils peuvent prétendre à l’obtention d’un visa pour accompagner les expositions à l’étranger, ils échangent avec des artistes et des artisans de toutes nationalités et ils signent leurs oeuvres, se donnant la possibilité de dire « je », premier mot de toute parole par laquelle l’humain cherche à exister comme tel.

Eric van Hove, Mahjouba 4 Collector Edition, 2023, matériaux divers, 180 x 75 x 130 cm © Fenduq archives

Décentrer la position de l’artiste

« Expliquez-moi… Vous m’invitez quand il y a des expos, parce que ce sont des oeuvres faites collectivement. Mais moi aussi je fais des sculptures. Est-ce qu’au moment où je dis que c’est de l’art et que je mets un prix dessus je deviens un artiste, je ne suis plus un artisan ? », demande un artisan du Fenduq, Abdelkhadere Hmidouche dit « Dragon », au commissaire d’exposition Phillip van Den Bossche lors d’une conversation en 2019 entre artistes et artisans.

En réponse à ces questions émerge l’exposition « Malhoun 2.0 » puis la création de l’espace d’art Malhoun récemment inauguré à Marrakech pendant la foire 1-54. On s’y dispense de cartels. La position de l’auteur est décentrée et la notion d’exposition déjouée au profit de mises en regard entre artistes, artisans, architectes et designers. Le propos curatorial défendu par Phillip Van den Bossche est que « la forme matérielle acquiert son sens au fil de la conception, à travers les relations humaines faites de hasard, de passion, d’amitié, de concurrence… C’est considérer la composition en tant que moment ».

Les sculptures politiques et situationnistes de la Palestinienne Jumana Manna, l’installation en cuivre Nakhla-Nakhla de Younès Rahmoun, le moteur d’irrigation Lombardini Tipo 833 de l’atelier Fenduq, les installations en céramique de Khalid Bouaalam et Youness Atbane ont en commun d’avoir été effectuées par le truchement de l’artisan, de réintroduire du dialogue, des appropriations conjointes d’inspirations et de techniques, des circulations, contre une organisation de la société génératrice d’inégalités telle que la donnent à voir les photographies de ce que le capitalisme fait à l’Afrique du Congolais Sammy Baloji.

Amine El Gotaibi, De Brebis Phoenix à Brebis Séduction et De Brebis Séduction à Brebis Phoenix, 2022, métal et laine, 100 x 150 x 50 cm vue de l’exposition «Visite» à MCC GALLERY, Marrakech. Courtesy de l’artiste et MCC Gallery. Photo © Giulio Kirchmayr

Bien avant Malhoun d’ailleurs, cette idée d’être ou faire collectif est pressentie comme une nécessité par de nombreux acteurs de la scène artistique marocaine : Laila Hida depuis Le 18, Meriem Berrada depuis le Macaal, Alya Sebti depuis l’ifa Berlin posent la question décoloniale, du lien à réparer entre l’art et l’artisanat. Un champ d’exploration où Amina Agueznay, architecte de formation, fait figure de pionnière : « Mon atelier, c’est le terrain, et le processus a pour moi beaucoup plus d’importance que le produit fini. »

Au Maroc ou à Magadascar, sur les traces de la célèbre Madame Zo, ses expérimentations textiles engagent toujours une complémentarité fusionnelle avec les artisan(e)s, rappelant les fondamentaux de l’École de Casablanca : collectivisme, connaissance et réinterprétation des patrimoines artistiques, émancipation et démocratisation.

« Umuntu ngumuntu ngabantu / Une personne est une personne grâce aux autres », énonce un proverbe zoulou. Un désir se fait jour, celui de créer des oeuvres plus relationnelles, inclusives, témoignant de relations, de circulations et engageant de l’échange, en référence à un récit plus vaste que celui de la création et de l’exposition de l’oeuvre.

Younès Rahmoun, Jâmûr (couronne du minaret), 2014, 77 pièces en terre cuite, câbles en acier, ampoules, câbles électriques et électricité, dimensions variables, diamètre de la plus grande sphère 20 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Imane Farès

Une quête des racines

Ces approches collaboratives produisent des changements de paradigmes. Le premier, c’est d’accepter les logiques de continuité, quand l’art contemporain procédait plutôt de rupture et de transgression. Les artistes partent en quête de leurs racines, de leur terroir, de leur mémoire. Ils se placent en observateurs des objets, des matières, des savoir-faire, devenant eux-mêmes artisans et pratiquant une sorte d’ethnologique mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi.

Le travail artistique de M’barek Bouhchichi tire sa substance de la vie de tous les jours, « ce creuset où se fondent divers éléments : subjectif, sociétal, géographique… ». Découvrant que sa grand-mère, qu’il n’a jamais connue, peignait les poutres en palmier des maisons traditionnelles du Grand Sud, il engage un dialogue avec elle en produisant une poutre peinte sur métal, ni tout à fait même ni tout à fait autre, revendiquant la couleur contre les effets de patine chers aux touristes et aux antiquaires.

Les Histoires de laine d’Amine Gotaibi, élaborées avec la collaboration de 75 artisanes, questionnent les rapports hiérarchiques homme/animal, domination/ persuasion, dressage/domestication en miroir de l’agropastoralisme. Sara Ouhaddou a commencé ses recherches formelles avec ses tantes, toutes artisanes. Khalid Bouaalam se reconnecte à l’activité de son père, potier à Safi, pour explorer un savoir-faire menacé par les attentes du marché touristique.

C’est en regard du trousseau de mariée de sa mère que Khadija El Abyad entreprend son expérimentation graphique sur la broderie de Fès ; et à partir du seroual de nuit de noces de son artisane que Ghizlane Sahli réalise Hiyya, exposée à la Fondation Blachère, en exploitant comme à son habitude toutes sortes de matériaux non académiques créant une rythmique de strates, de couleurs et de reliefs.

Au féminin, l’art contemporain continue de décoiffer : au mépris des superstitions, Khadija El Abyad ne brode pas le fil, mais ses propres cheveux, envisagés comme forme plastique, et subvertit la khamsa en Doigts d’honneur. Ghizlane Sahli, dans les plis et replis de la matière et le réemploi du point randa, donne à voir ce qui ne se montre pas : l’anatomie intime de la femme.

Ghizlane Sahli, « 28x4 », Fils noués sur papier arches, 26x18cm, Ouagadougou, 2021

« Traduire plus qu’inventer »

Autre changement de paradigme : la recherche d’imperfection, revendiquée par exemple par Khadija El Abyad face à la complexité de la broderie fassie qui lui a demandé trois ans d’expérimentation. Ou la proposition de M’barek Bouhchichi, « qui n’est pas de réussir mais d’éviter l’échec, de construire par l’erreur, de traduire plus que d’inventer, à la recherche d’un mouvement invisible de la connaissance par connexions, glissements, transparences. On peut chercher à se connaître dans nos capacités à hésiter, trébucher, questionner ».

L’idée même de répétition et de reproductibilité qui définit l’artisanat par opposition à l’art est réappropriée par les artistes pour déjouer la rhétorique de la copie et de l’original, de la tradition et de l’invention, du profane et du sacré. Les installations de Younès Rahmoun, Khalid Bouaalam, Youness Atbane, Hicham Benohoud ou Khadija El Abyad se répliquent, en fonction des lieux, du passage du temps qui modifie les matériaux, du hasard, de l’accident, par imitation transformative. Les objets les plus banals ou les plus disgracieux au regard de l’art sont l’objet de transmutations, comme les cageots (senduq) en céramique de Sibylle Baltzer, en référence au poème de Francis Ponge (Le parti pris des choses, 1942).

La distinction entre beaux-arts et artisanat est questionnée sous le rapport de l’utilité : l’abstraction est intégrée à l’objet utilitaire, qu’il soit poutre, tapis, timbale ou assiette. Picasso avec les artisans de Vallauris en avait exploré le potentiel, allant jusqu’à produire de 1946 à 1971 quelque quatre mille pièces conçues en éditions multiples, répétant à l’identique un nombre d’exemplaires définis. Ainsi qu’il s’en ouvrait à André Malraux : « J’ai fait des assiettes, on peut manger dedans. »

Reste enfin l’ingénierie, qui avec le cyclomoteur électrique Mahjouba IV d’Éric Van Hove met au défi l’artisanat d’être vecteur de modernisation. Sur les cent éditions mises en fabrication par un collectif d’artisans, d’ingénieurs et de designers, quarante ont déjà été vendues. Derrière cette réhabilitation du domestique, de l’utilitaire, de la dextérité manuelle, se dessine un projet d’alternative au capitalisme globalisé promettant le « devenir-nègre du monde » d’Achille Mbembé.

« Qui suis-je et que pourrais-je faire pour la société ?, interroge M’barek Bouhchichi. Comment faire pour que ma pratique, quand bien même issue de la marge, avec ses qualités et ses défauts, ait un tant soit peu de légitimité et de vraisemblance, sans suivre, au point et à la virgule, les canons occidentaux consacrés en matière d’art ? Nous travaillons telles des abeilles à collecter les fragilités du monde. »

Khadija El Abyad, - Déesse/Dieu (détail), 2022, henné sculpté, 250 x 300 cm.

Signes, totems, alphabets

« L’art, c’est ce qui maintient vivante l’idole morte en tant qu’idole. L’art c’est ce qui dans un objet continue à servir quand il ne sert plus à rien », écrivait Claude Roy. Rafram Chaddad questionne son identité de juif amazigh tunisien en peignant sur les murs des foyers des jeunes mariés un dessin prophylactique lié à son enfance : une main, une petite corde et cinq poissons. En échange, aucune transaction économique : juste un mets de poisson à partager. L’installation Nakhla-Nakhla de Younès Rahmoun est dirigée vers La Mecque et composée de 77 timbales à café (zizoua) – 7 étant un chiffre sacré en islam.

Rituelle, connectée avec le sensoriel, les mythes et le matériau comme métaphore culturelle, la Déesse/Dieu androgyne, hermaphrodite, de Khadija El Abyad ne se réfère à aucune pratique artisanale référencée puisque précisément « l’idée était d’explorer le henné, présent dans toutes les pratiques importantes de la vie sociale, dans un processus de réflexion sur la couleur, avec la présence continuelle de son odeur, explique Khadija El Abyad. Les motifs ont été sculptés sur mes doigts, avec l’idée de fabriquer un alphabet à partir de formes qui pourraient rappeler les organes du corps humain ». L’installation in situ se recompose à chaque nouvelle exposition avec ses dégradations, ses bestioles, ses poussières charriées par les vents. Dans l’ordonnancement de cette écriture serrée s’éprouve la force du totem.

Les costumes de feuillage, les décorations corporelles, l’ordonnancement des jardins relèvent-ils de la culture matérielle ou de l’art ? Certains peuples, comme les Aborigènes, ne conçoivent aucune rupture entre leurs productions rituelles anciennes et les pièces qu’ils produisent pour le marché de l’art international. « Nous sommes nés Africains et Africains nous mourrons, assure M’barek Bouhchichi. C’est la seule revendication que je peux non pas émettre mais crier, et à tue-tête, si l’occasion m’en était donnée. Avec nos mains nues, nous donnons forme à des objets à la fois fonctionnels, esthétiques et rituels. »

Eric van Hove, Mahjouba Initiative, 2019. copyright Eric Van Hove.

Déjouer la tentation de l’entre-soi

Ces reconnexions ont beau reléguer aux oubliettes la figure de l’artiste romantique ou héroïque, l’art demeure un luxe : luxe de le produire, de le regarder, de le comprendre, de l’acquérir. La perspective décoloniale, qui dénonce la compromission entre la rationalité cartésienne européenne, ses divers dualismes et ses rapports hiérarchiques entre l’esprit et le corps, l’homme et la nature, n’est-elle qu’une utopie ?

Les oeuvres circulent, entre les pays des divers Suds et New York, Londres ou Hong Kong. Mahjouba IV a été exposée dans beaucoup de musées à l’étranger et, en attente d’une homologation aux normes européennes du ministère des Transports, entend bien circuler sur les réseaux routiers de tous les continents.

Sur les traces des artistes Simon Starling et Theaster Gates qui, à travers leurs pratiques, agissent sur des questions sociales, économiques, urbanistiques, Éric Van Hove oeuvre pour qu’elle soit achetée, utilisée, copiée, reconnue dans sa dimension universelle comme acteur de transition de l’informel vers le formel. À l’ouvrage de cette réintégration de l’artisanat dans la manufacture, il interroge : « Pourquoi pas demain un fauteuil roulant électrique, un triporteur ? ».

Ce regard loin porté vers les universaux, qui motive d’accueillir à Fenduq des artisans venus d’Indonésie comme de Suède pour explorer un langage commun, a le mérite de déjouer la tentation de l’entre-soi, du néopatrimonialisme, des légitimations autochtones ou nationalitaires au profit de la recherche d’un point d’équilibre : basculer du syntagme vers le paradigme, en prenant de la dynamique, de la verticalité, en réponse à toutes les formes de domination – dont celle qui sous-tend la précarité des artisans. Cet équilibre est affaire de travail sur soi et au-delà de soi, pour dessiner des horizons de pensées, de transmissions, d’actions, d’esthétiques.

C’est aussi affaire d’un autre rapport au temps : le temps long de l’observation et du vivre ensemble qui permet de produire de la pensée au plus proche du vitalisme des formes, d’une philosophie de la nature du monde et d’un mouvement de remembrement de ce qui a été amputé et oublié.

Corinne Cauvin

Références :
L’Art à la source. Arts premiers, arts sauvages, Folio, Paris, 1992.
Ngugi wa Thiong’o, Re-membering Africa, East African Educational Publishers, Nairobi, 2009.