L’atelier aléatoire d’Amina Agueznay

Amina Agueznay pose entre ses œuvres lors de l’exposition inaugurale de la Fondation H à Antananarivo, en avril 2023. © Othman Lazraq.

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Engagée dans la compréhension et la sauvegarde du patrimoine vernaculaire, l’architecte et anthropologue Salima Naji a souvent collaboré avec Amina Agueznay aux côtés des artisans. Elle dresse un portrait sensible de l’artiste, des palmeraies du Maroc à sa récente résidence à Madagascar, qui a ouvert une nouvelle voie dans son travail.

Par Salima Naji

En 2018, j’ai demandé à mon amie Amina Agueznay d’animer des ateliers destinés aux femmes dans les lieux où je participais à la restauration de greniers collectifs, à Adkhss n’Arfalen, Tizkmoudine, Tadakoust, Ifri Imadiden et Tiznit. Elle s’est emparée de cette proposition avec générosité et a formé les femmes à un écodesign libérateur, porteur certes de revenus pour elles, mais aussi et surtout d’un horizon de dignité dont elles tirent bénéfices et fierté. En voyant les femmes mouiller les feuilles de palmier pour les assouplir ou leur donner des colorations spécifiques, elle comprend pour la première fois qu’elle peut transformer cette matière en une « nouvelle énergie textile ». Le palmier qui environne notre atelier de plein-air, qui façonne les poutres, les portes, les toitures et les gouttières, se déploie sous toutes sortes de matières toutes aussi séduisantes les unes que les autres. Inventant de nouveaux tapis, en réfléchissant avec nous aux matières végétales de l’oasis, Amina renouvelle le répertoire connu des nattes et tentures. Avec elle, la bourre de palmier devient fil, l’écorce devient trame ou support.

Détail de l’installation 3ankabout (araignée) dans le grand atrium de la Société Générale, 2016, laine, mozon, métal inox, 34 m2. Courtesy de l’artiste et Société Générale. Photo © Guy Thimel

Travailler le vivant

Dans l’espace oasien tout fait sens, rien n’est gratuit. Chaque jour, les tisseuses viennent remettre l’ouvrage sur le métier. Elles entretiennent avec ce corps vivant qu’est le tapis un rapport complexe qu’Amina a parfaitement intégré avec son intuition incomparable. En élaborant une vannerie, une tenture, des nouages complexes, les femmes savent qu’elles protègent les vivants. Elles savent se concilier certaines forces, elles viennent et reviennent entretenir un tombeau de Saint, partager la baraka, amadouer les esprits, favoriser, par une attitude irréprochable, les lois cosmiques dont elles tracent les signes en chantant, en tramant leur métier, en tissant. Cette sacralité n’est ni folklorique, ni superstitieuse. Elle repose sur la juste lecture de ces territoires de l’aléa et de la difficulté, où protection et action sont intimement liés. Les rites associés aux récoltes, à la grossesse et par analogie à toute opération de création (objets, bijoux…) associent les gestes du quotidien à des notions métaphysiques. Ce système de projection symbolique ne reproduit pas le réel (le visible), mais cherche à marquer certains « lieux » stratégiques – emplacements de la demeure ou objets du quotidien – d’un sceau contenant comme le résumé de ce rapport bénéfique et immuable au mystère de l’existence. Les instruments qui viennent entourer les tisseuses ou les moissonneuses au travail sont donc ornés de figures proprement propitiatoires.

Depuis presque trois décennies, Amina emprunte toutes ces voies pour rencontrer des trames, co-créer des œuvres habituellement en deux dimensions qu’elle déploie dans l’espace pour le construire et donner à voir des formes quasi sculpturales. La maïeutique qui s’opère sur ces femmes est perceptible dans n’importe quel atelier que cette grande habituée du Domaine de Boisbuchet a longuement expérimenté autour des ressources de chaque territoire : Amina déploie la matière, déjà lui donne forme. Ce travail de compagnonnage auprès de tisseuses qui sont devenues des amies, au fil des années, est basé sur une confiance immense et une très grande liberté d’être et de création. Amina les considère en égales et a toujours mentionné le nom de ses collaboratrices, avant même qu’il ne soit de bon ton de le faire. Ce n’est pas la technicité qui prime, mais la sensibilité, la rigueur, la pugnacité. 

Une liberté nouvelle

Lorsque Amina apporte des matériaux de qualité aux femmes « pour ne pas gâcher leur travail » – la question de la matière est une obsession chez toutes les tisseuses –, elle leur apprend à apprécier, à toucher, à mettre les sens en éveil. Ensuite elle viendra corriger un geste, recentrer le travail, s’emparer de la matière, déplacer un pan tissé, ajouter un noyau de datte… Elle réfléchit avec la maalma à ce qu’elles pourraient envisager pour cette trame en train d’être tissée. Ce n’est pas encore une œuvre, c’est de la matière à la fabrique. Il y a des silences dans ces moments de formation, on entend les gestes, le peigne sur la laine, les frottements des outils, les cliquetis des aiguilles ou du crochet. Amina en est la cheffe d’orchestre. Un regard, un geste de la main et l’autre a compris, corrige bientôt d’elle-même. Se remet à l’ouvrage, concentrée, inspirée. Soudain, un chant des femmes va jaillir, un chant en commun, le plus souvent quelques jours après, lorsque les femmes auront gagné en assurance et qu’elles seront toutes occupées alors à se donner du cœur pour poursuivre une tâche qui peut être pénible par moment, ingrate, lente en tout cas. Il faut s’armer de patience, la matière monte lentement, émerge. Les femmes contemplent émerveillées ce travail produit en commun, à force d’efforts et de patience. Elles reprennent leur travail, se murmurent des compliments, elles savent désormais se corriger. Amina s’éclipse. Combien de femmes dans les provinces du Maroc a-t-elle ainsi fait naître à elles-mêmes de la sorte ? Il faut avoir observé la considération que ces femmes lui portent, le regard ému, ému de ce trésor qu’elle leur a légué, la confiance en elles et dans leurs capacités.

Portal #3, 2023, laine filée non teinte, coton et écorce de palmier (talefdamt), 195 x 146 x 3cm. Courtesy de l’artiste et Loft Art Gallery

Ces femmes qu’elle a formées font partie de son atelier, un atelier itinérant, mobile, qui se redéfinit sans cesse, en fonction des caractères de chacune, de leur inspiration, du besoin – financier certes, mais surtout artistique comme elles le disent elles-mêmes, revendiquant une liberté nouvelle dans la bouche de celles qui sont habituellement considérées comme humbles et mises en invisibilité. Amina leur donne de la visibilité, elle les place au cœur de la création. Amina réussit à faire dessiner ces femmes qui n’ont parfois jamais tenu un crayon de leur vie. Pour la première fois de leur vie, elles s’autorisent à ces graphes, elles qui ne sont pas allées à l’école. Elles en rient. Elles rient de leur maladresse. Mais comme elles ne sont ni jugées, ni arrêtées au moment où elles s’ouvrent dans un climat de réelle bienveillance, elles franchissent ce premier moment de doute et mettent un pied dans un monde jusqu’alors inconnu pour elles. Elles vont faire ces diagrammes de ce qu’elles s’apprêtent à tisser. Et Amina les conservera. Leur montrera le hiatus, l’écart entre ce moment où elles ont commencé et là où elles sont parvenues ensuite, par l’effort.

Lefdam brodé #9, 2023, laine filée non teinte et écorce de palmier (talefdamt), 59 x 54 cm. Courtesy de l’artiste et Loft Art Gallery

Diagramme et cartographie d’écritures

Une cartographie d’écritures jamais interrompues, animé par toutes ces énergies d’une œuvre collective en maturation. Car il y a d’autres commandes, d’autres conversations, il n’y a pas une œuvre produite mais plusieurs qui ont leur propre tempo : « On ne peut pas savoir à l’avance, tout est ouvert » dans cet univers qu’Amina propose et qui est toujours aussi un laboratoire. Un lieu de discussion, une arène où se disent les choses, où s’expriment toutes sortes d’émotions autour d’objets en fabrication. Pour l’œuvre exposée en 2021 au Palais de la Porte Dorée à Paris (« Ce qui s’oublie et ce qui reste », curatée par Meriem Berrada), Amina avait fait tisser aux artisanes un répertoire des motifs qu’elles connaissaient à la manière d’un curriculum vitae : « Je leur avais dit : tissez en noir sur bandes blanches les symboles que vous utilisez habituellement et dont vous connaissez la signification. Et tissez en blanc les signes dont vous ne connaissez pas le sens. Parce que je m’étais rendue compte qu’elles reproduisaient machinalement. C’était très mystérieux pour moi, à cause de ma formation inverse où l’on apprend à représenter l’essence des choses en des icônes synthétiques », me confiait Amina à Tizkmoudine en mars 2021.

Amina Agueznay lors d’un atelier en plein air avec les artisanes de la palmeraie de Tizkmoudine en 2021.

Comment ne pas revenir à cette définition fulgurante de Peirce : « Un diagramme est l’icône d’un ensemble d’objets rationnellement reliés. Par rationnellement reliés, j’entends qu’il y a entre eux, non pas simplement une de ces relations que nous connaissons par expérience, […] mais une de ces relations avec lesquelles quiconque est capable de raisonner a une accointance intérieure ». Le diagramme que les artisanes vont reproduire, les trames qu’elles vont mettre au point et répéter sont aussi la signature d’une maîtrise. De la relation au monde extérieur, souvent hostile pour elles, mais qu’elles ont su apprivoiser par leur courage et leur détermination. Emprunter ces pistes nouvelles avec Amina est aussi pour elles l’occasion de s’inventer. De dépasser leur condition d’ouvrières s’appliquant à produire une commande. De franchir une condition pour en engendrer une autre.

Talefdamt et Ifraoune #5, 2023, laine filée non teinte et écorce de palmier (talefdamt) et feuilles de palmier (ifraoune), 54 x 54 cm. Courtesy de l’artiste et Loft Art Gallery

Libérer la trame

Récemment, Amina était invitée à Antananarivo par la Fondation H pour une résidence de trois mois dans les pas de la grande artiste malgache Madame Zo (lire p.xxx). Être en résidence, c’est accepter de déplacer son studio. C’est prendre un risque, s’exposer. Moments de grâce et de réflexion pour Amina, réfléchissant à son propre parcours de Casablanca à New York, de New York à Casablanca, autour de trames, fruits de ses échanges avec des artisan(e)s de 1998 à aujourd’hui.

À Madagascar, il y a donc eu plusieurs moments d’expérimentations parallèles, qui se sont nourris les uns les autres. À partir d’un des tous premiers « dessins » au fil – un fil de maillechort cuivré aux épaisseurs variables – qu’elle pose sur une feuille blanche format raisin, dès les premiers jours, se dessine une ligne ouverte, presque en pointillé, qui annonçait tout le travail qui allait se déployer pendant ces quelques semaines. Amina accumulait de la matière, la disposait au sol ou sur les murs, dessinait avec des fils dans l’espace. Elle ne se servait pas d’un crayon ni d’un fusain mais d’un fil de métal, puis de vétiver, puis d’autres fibres végétales encore plus mouvantes.

Skin (détail), 2011, installation, filet de pêche recyclé, fil de viscose et nylon, fil de coton, ficelle de sisal, fil d’acier inoxydable, paillettes en plastique, perles de verre et de plastique, papier, structure en acier inoxydable. Crochet, tricot, tissage, macramé, tressage, corde et ompons, broderie, randa, perlage, couture. 300 x 680 x 20 cm. Photo © Khalil Nemmaoui

Très rapidement, les mains d’Amina se sont emparées d’un autre élément, toujours venu du design industriel : la laine d’acier. Elle a retrouvé dans ce cylindre tramé les caractéristiques d’un « métier à tisser transparent » qu’elle a spontanément enrichi de liane de vétiver. Ces tapis et ces trames sont devenus sculptures. De petites maquettes ont émergé. Amina s’est mise à déconstruire cet ensemble, elle s’est emparée du raphia et s’est mise à broder, à coudre, à lier toutes sortes de trames déjà constituées entre elles : « La rencontre avec le raphia, cette matière qui est partout dans le territoire de l’île, avec des couleurs d’une intensité incomparable, je l’ai insérée dans les structures que j’expérimentais, je l’ai utilisée seule ou avec des trames existantes, j’ai joué sur le recto verso d’un volume en train de se faire ». Peu à peu, Amina sent qu’elle explore de ses mains une voie nouvelle : « J’ai voulu libérer la trame », explique-t-elle.

Curriculum Vitae, 2020-2021, textile tissé, 540 x 512 cm. Commande de l’Établissement public du Palais de la Porte Dorée – MNHI. Photo © Anne Volery

Tisser l’itinéraire d’une singularité

De ces cartes mentales, qui décrivent une géographie nouvelle, la trame s’est en allée en effet, elle est parfaitement effacée, désormais dans cette dernière série de petits works au profit d’un trait qui cerne et entoure. Toute idée de diagramme a disparu au profit de liens, de relations spatiales entre les matières inventées ou réinventées. Et ces pièces, qui semblent s’ériger et sortir de l’espace par le contraste des matières, articulées aux autres travaux dans l’espace de l’exposition, entrent en dialogue avec la grande créatrice d’Antananarivo. « Madame Zo parlait de liberté. Nous étions installés dans des espaces où circulaient ses œuvres puisqu’une exposition se montait à quelques mètres de nos studios. Moi aussi je parle de liberté, de liberté dans le faire », explique Amina qui vient nous montrer une fois de plus que ses œuvres sont des sculptures avant d’être des textures ou des textiles.

Instinctivement, Amina a désiré s’éloigner de la linéarité habituelle du textile pour inventer un corps nouveau, non régulier, non plan, qui s’est déployé dans l’espace et qu’elle a accroché en cimaises pour exprimer ce geste libératoire. « Ces deux pièces sont liées. Dans l’une je libère la trame, il n’y a plus de structure qui viendrait tenir l’ensemble, l’écriture est infinie. Dans la seconde variante, je sculpte cette structure existante, je la détourne et installe un autre rapport à la chaîne, alors l’espace est saturé au point que la ligne est rendue invisible, la trame disparaît ». Dans ces explorations de cette ville tentaculaire, très polluée, très contrastée, qu’elle parcourait en moto ou à pied sur les marchés, elle s’est amusée à poser des éléments purs – quartz limpides, transparents – seuls d’abords, comme des trésors bruts volés à la nature. Puis protégés, emmaillotés dans du crochet de raphia noir, en une composition aléatoire, qui rappelle le dessin d’une île.

A Garden inside, 2020, Installation, fil de laine teint naturel, fil de coton, colle, métal, dimensions variables. Courtesy de l’artiste et Loft Art Gallery. Photo © Abderrahim Annag